Penseur de la postcolonisation, Achille Mbembe est l’un des plus grands
intellectuels africains. Pour
Mediapart, il livre sa réaction à chaud au
discours d'Emmanuel Macron, et donne son point de vue sur les grands
défis du continent, la réapparition de l'esclavage en Libye, et son
inquiétude face à la montée du racisme.
Grand penseur de la postcolonisation, Achille Mbembe est l’un
des intellectuels africains les plus brillants de sa génération. Né au
Cameroun, il enseigne l’histoire et la science politique à l’université
du Witwatersrand, à Johannesburg, en Afrique du Sud. On lui doit
plusieurs ouvrages de référence comme Sortir de la grande nuit (2010), réflexion sur la décolonisation, et Critique de la raison nègre (2013), déconstruction de l’idée de race. Son dernier livre, Politiques de l’inimitié
(La Découverte, 2016), s’appuie en partie sur l’œuvre psychiatrique et
politique de Frantz Fanon et raconte un continent rongé par le « désir d’apartheid », le désir de « communauté sans étranger »,
la recherche obsessionnelle d’un ennemi et la passion de la guerre.
Pour Mediapart, il revient sur le discours de « politique africaine » de
Macron.
Mediapart : Emmanuel Macron a prononcé ce mardi 28 novembre son discours de « politique africaine ». Se démarque-t-il vraiment de ses prédécesseurs ? Comment avez-vous accueilli son discours ?
Achille Mbembe : Emmanuel Macron a compris qu’au
cours des dernières années, la France avait perdu énormément de terrain
et que son influence était partout en recul en Afrique, que le moment
était venu d’une profonde adaptation et d’un nouveau réalisme. Son discours montre que ce nouveau réalisme concerne en particulier la politique économique, c’est-à-dire tout ce qui a trait à la rude compétition pour l'accès aux parts de marché en Afrique.
Il a aussi lâché du lest sur quelques questions symboliques (restitution des œuvres d’art,
référence à Thomas Sankara, un mot ou deux sur le colonialisme,
possibilité de changement du nom du franc CFA, etc). Ici et là, il a mis
sur la table quelques propositions qui pourraient servir de base pour
un dialogue constructif, au-delà des États.
Sur le plan militaire, la donne n’a
changé ni sur le fond ni sur la forme. Bien au contraire, sous prétexte
de lutte contre le djihadisme et de sécurité des Africains, la
remilitarisation est à l’ordre du jour, et avec elle le risque d’une fragmentation spatiale plus nette de l’ensemble
sahélo-saharien. Nul doute que sur ce plan, la pirouette qui consiste,
sous le feu du verbe, à faire applaudir les soldats français ne durera
que le temps d’une fleur. La présence
militaire française en Afrique fait en effet partie des foyers
structurants du contentieux franco-africain.
En ce qui concerne la question si cruciale de la mobilité et de la
circulation, la seule concession est le visa de circulation de longue
durée pour certaines catégories professionnelles. À propos des arts et de la culture, ces parents pauvres de cet âge de l’affairisme, le projet d’une
saison des cultures africaines en 2020 sera bien accueilli. Il en est
de même des initiatives concernant la recherche scientifique. Pour
le reste, son attachement à la francophonie étonne alors que le
concept, du côté des grandes élites culturelles africaines, est
désormais désuet. À relever également, le fait qu’il n’a eu presque
aucun mot sur les valeurs et encore moins sur la démocratie.
Qu'attendez-vous ou plutôt que n’attendez-vous pas, plus d’un président français, de la France en Afrique ?
Avec la France comme avec d’autres États étrangers, il faut comprendre qu’on est dans un jeu de puissance, dans un rapport de force qui nous est, pour le moment, défavorable. Ceci n'empêche pas qu’ici et là, il puisse y avoir convergence d'intérêts. Mais globalement, on n’est en aucun cas dans une relation de parenté ou dans un rapport sentimental.
Il ne faut s’attendre qu'à ce que l’on crée soi-même. Dans ce cadre, la seule question que nous sommes en droit de nous poser est la suivante : « Afrique, qu’attends-tu de toi-même ? » Il n’y en a pas d’autre. C’est à nous de prendre soin de nous-mêmes. Tout – et je dis bien tout – est entre nos mains. Les Africains ne peuvent pas d’un côté refuser le rapport colonial et, de l’autre, nourrir des attentes déplacées à l'égard de la France. Le président de la France n’est pas le président des Africains. Si tant est que nous avons des intérêts, c’est à nous de les défendre avec intelligence, adresse et acharnement.
Pressentant la mise en scène du président Macron et de sa
tournée africaine, vous avez pris les devants et coécrit, avec Felwine
Sarr, une tribune dans Le Monde sans concession sur le lien France-Afrique : « Africains, il n’y a rien à attendre de la France que nous ne puissions nous offrir à nous-mêmes ». Comment réinventer les rapports entre la France et l’Afrique ?
Il ne s’agit pas seulement d’une
affaire de style ou de mise en scène. Avec la France comme avec les
autres puissances, il ne devrait être question que de rapports
d'égalité, de mutualité et de réciprocité. Ça ne peut être ni un rapport
de contrainte, ni un rapport de chantage, ni du paternalisme, ni de la
condescendance. Emmanuel Macron semble avoir compris que l'époque où les
uns et les autres préféraient se raconter des histoires, auxquelles d’ailleurs nul ne croyait, est révolue. Mais déduire de cela qu’il n’y a plus aucun contentieux serait tout aussi ridicule. Il a posé quelques bases assez sérieuses d’un dialogue qu’il faut espérer constructif. Il s’agit maintenant de le prendre au mot.
L’Afrique est un continent si riche, mais elle a été et reste encore le théâtre de
tant de manipulations, d’exploitations, de pillages… Comment peut-elle
se réapproprier son destin ? Comment rendre l’Afrique aux Africains ?
Elle ne s’en sortira pas avec cinquante-deux États croupions et tirant dans tous les sens. Elle ne s’en sortira pas en l’absence d’un
réaménagement spatial et territorial de très grande envergure, et dont
le but serait de la constituer en force propre sur la scène du monde. Un des obstacles auxquels elle fait face, c’est
le vide hégémonique. Le continent a besoin qu'émergent trois ou quatre
puissances régionales qui travaillent de concert sur le long terme,
impulsent les transformations radicales dont elle a besoin et la tirent
vers le haut, entraînant au passage tous les autres États. Tant que persistent ce vide hégémonique et l’absence d’imagination historique, elle sera manipulée, exploitée et pillée par d’autres puissances.
Pour repenser l’Afrique, il faut repenser les frontières,
dites-vous, car le grand enjeu philosophique, politique, économique du
siècle en cours est celui de la mobilité, de la circulation. Cela
suppose l’abolition des frontières, notamment héritées de la
colonisation. Comment y parvenir, à l’heure où l’Europe se barricade en
forteresse et fait des pays d’Afrique du Nord ses « gardes-chiourmes »,
ainsi que vous le dénoncez, emprisonnant à ciel ouvert les migrants
venant de l’Afrique subsaharienne, criminalisant les migrations ?
Il faut remuscler les politiques dites d'intégration régionale.
En réalité, ce devrait être la seule et unique fonction de la Banque
africaine de développement. Sa fonction historique devrait être la mise
en réseau du continent et son maillage. L’abolition des frontières internes doit être l’horizon final du projet africain. Tout doit être mis en œuvre pour transformer l’Afrique en un vaste espace de circulation pour ses enfants, ses talents, ses professionnels. En attendant de les abolir, l’objectif est de rendre les frontières internes plus fluides qu’elles ne le sont actuellement et d’en faire des lieux de connexion et de passage.
Ceci passe, par exemple, par la généralisation du principe d’obtention des visas à l'arrivée pour tous les citoyens porteurs d’un passeport africain. Cela passe par d’énormes investissements dans la construction d’infrastructures régionales, des ports, des aéroports, des autoroutes, des voies navigables. Cela passe par l’harmonisation, grâce aux technologies digitales, des registres d'état civil, et ainsi de suite. Le coût de l’unification de l’Afrique sera élevé. Mais les retombées économiques et culturelles seront considérables.
En Algérie, où il doit se rendre la semaine prochaine,
Emmanuel Macron est très attendu sur la question de la repentance
coloniale. Il avait évoqué, lorsqu’il était candidat à la
présidentielle, la colonisation comme un crime contre l’humanité avant
de se rétracter. Pour vous, le futur de la démocratie en Europe dépendra
de la capacité des sociétés européennes à s’autodécolonialiser. Comment
les y pousser ?
En nous occupant d’abord de nous-mêmes. L’Afrique ne gagne rien à entretenir des relations privilégiées avec des pays ou des puissances qui, au fond d’elles-mêmes, sont incapables de s’interroger
sur le bien-fondé de leur présence chez nous, ou qui sont absolument
persuadés des bienfaits de la colonisation ou de la traite des esclaves.
Pendant trop longtemps, nous avons laissé l’Europe se complaire dans de telles attitudes. Alors
que partout plane de nouveau le spectre du racisme, il nous faut être
plus exigeant, faire preuve de plus de fermeté, ne pas accepter que
notre humanité est d’ores et déjà déchue, faire réviser drastiquement à la baisse les désirs de quiconque d’abuser de nos vies, de nos corps et de nos capacités de création.
On ne peut pas faire un bout de chemin ensemble si l’on ne partage pas un même dessein, celui de l'émancipation de l’ensemble de l'humanité. De ce point de vue, il est possible qu’avec l’Europe, nous ne partagions guère aujourd’hui la même idée concernant le sens du processus historique. Pour nous, l’Histoire est entièrement à faire et à refaire. Tout est à reconstruire. Pour eux, il se pourrait que l’Histoire ait déjà eu lieu ; qu’elle se soit d’ores et déjà terminée. Nous avons besoin d’avancer. Eux veulent continuer de profiter de la rente d’une rencontre dont nous sommes sortis vaincus, d’un passé qui nous a été largement défavorable. Voilà le différend auquel il faut s’attaquer.
Comment avez-vous réagi devant les révélations sur les traitements
de migrants africains en Libye, réduits à l’esclavage parce que noirs ?
Il y a un fond négrophobe qui travaille en sous-main les sociétés du Maghreb. Il faut l’exposer et l’interroger
publiquement. Il existe de nombreuses études sur les traites arabes. Il
faut les porter à la connaissance de tous et entamer, dans ces pays, le
même genre de travail mémoriel que l’on exige du monde atlantique. Ceci dit, le chaos en Libye est la conséquence de l’intervention
militaire occidentale dans nos affaires qui, loin de résoudre quoi que
ce soit, expose nos États à plus de violence et à plus de destructions.
Elle finit toujours par détruire les milieux de vie et les
rend inhabitables.
Par ailleurs, on aura beau pointer du doigt les trafiquants de tout acabit, l’externalisation des frontières de l’Europe
au-delà de la Méditerranée est en train de créer dans le Sahel et le
Sahara les conditions de tragédies à venir, dont il faudra tenir l’Europe
pour responsable. Aucun Africain ne doit être étranger sur le continent
africain, et le plus vite nous mettrons en place une politique
continentale de la circulation, le mieux nous serons à même de protéger
notre souveraineté.
Comment voyez-vous l’avenir du pays dans lequel vous enseigniez, l’Afrique du Sud ?
L’Afrique du Sud vient de perdre de très précieuses années, en partie à cause de la faiblesse de sa démocratie. L’absence d’imagination de ses élites et son tempérament insulaire l'empêchent de devenir la force d'entraînement qu’elle aurait pu être en Afrique.
Vous êtes très pessimiste sur le racisme qui ne cesse de monter et
de se banaliser, en Europe, aux États-Unis et ailleurs dans le monde…
Pourquoi ?
On est sur une dynamique à la fois d’involution et de cabrage. L’amplification
des affects négatifs et la polarisation structurelle des clivages au
sein du corps social sont, partout, en train d’ouvrir
la voie à des formes de violence à la fois virulentes et vindicatives.
La haine elle-même et le désir de vengeance sont devenus des passions
théologiques. Il en va de même de la construction effrénée d’objets de crainte commune. À peu près partout, le politique est investi par le désir d’infliger le plus de mal possible à ceux que l’on hait, à ceux qui ne sont pas des nôtres.
À peu près partout, également, on assiste à un recul spectaculaire de l'idée d'égalité. Les niveaux réels d'inégalité n’ont jamais été aussi élevés dans l’histoire de l'humanité. L’esprit
de sécession est partout. Les riches ne veulent plus vivre avec les
pauvres, les citoyens ne veulent pas partager leur sol avec les
migrants. Partout sont érigées des frontières, miniaturisées,
militarisées, voire mobiles. L’Autre ne semble plus susciter que dégoût, la figure même de ce que l’on ne supporte plus. C’est cette configuration passionnelle du monde que j’ai qualifiée de “politique de l'inimitié”. À sa base se trouve le racisme.
Cofondateur des Ateliers de la pensée à Dakar,
qui rassemblent intellectuels et artistes africains ou de la diaspora
pour réfléchir aux mutations du monde, vous avez placé au début du mois
de novembre la seconde édition sous le signe de “la condition planétaire” et de “la politique du vivant”. Comment l’Afrique, où se manifestent les conséquences les plus tragiques d’un capitalisme sauvage et effréné, peut-elle être une terre d’alternative ?
Pourvu que nous mettions d’ores et déjà en place les conditions de notre futur, le temps joue en faveur de l’Afrique. Vers la fin du siècle, plus d’un quart de l'humanité sera africain. Tout n’est pas affaire de nombre. Mais dans le contexte qui s’annonce de vieillissement du monde et de son repeuplement simultané, le poids du nombre n’est pas rien. Tout est dans l’anticipation. À commencer par une profonde remise en ordre de nos États et une libération sans condition de toutes nos énergies.
Source: Mediapart.fr

