
La récente flambée de la violence dans les régions anglophones du
Cameroun semble indiquer la
naissance d’une insurrection. Le
gouvernement doit, pour éradiquer la violence en cette année électorale
délicate, mettre en œuvre des mesures politiques qui réduiront le
soutien croissant qu’obtiennent les insurgés. Avec l’aide de ses
partenaires internationaux, il devrait entamer un dialogue avec les
dirigeants anglophones pacifiques afin de discuter des questions de
décentralisation et de gouvernance du pays.
Une insurrection en gestation
En août 2017, Crisis Group a tiré la sonnette d’alarme
sur le risque d’une insurrection au Cameroun anglophone si un dialogue
sincère, accompagné de mesures fortes de décrispation, n’était pas
entamé. Malheureusement, la crise en cours depuis un an a franchi un cap
en novembre quand elle s’est accompagnée d’attaques armées contre les
forces de défense. Depuis lors, au moins seize militaires et policiers
ont été tués et une vingtaine blessés, suite à treize attaques menées
par des séparatistes. C’est quatre fois le nombre de militaires tués par
Boko Haram à l’Extrême-Nord au cours de la même période.
Suite à la répression par les forces de défense et de sécurité des manifestations du 22 septembre et du 1er octobre 2017,
le camp séparatiste s’est endurci et gagne en popularité. Le
département de la Manyu dans le Sud-Ouest est l’épicentre actuel de
l’insurrection, du fait de sa proximité avec l’Etat nigérian de Cross
River où résident certains cadres de la « République fédérale
d’Ambazonie » (désignation par les séparatistes de leur Etat
autoproclamé).
La
majorité de ces attaques sont de basse intensité, mais quelques-unes
paraissent plus importantes. Selon le ministre de la Communication,
celle contre la compagnie de gendarmerie de Mamfé le 8 décembre a été
menée par 200 assaillants, même si ce nombre semble surévalué.
Le mouvement anglophone ne se réduit pas à son courant sécessionniste,
loin de là. Mais au sein de la mouvance sécessionniste, les partisans de
la lutte armée semblent désormais prévaloir. Des recrutements de
combattants et la présence de camps d’entrainement dans les localités
frontalières ont été signalés par les médias officiels camerounais
et des sources diplomatiques contactées par Crisis Group. Les
participants à la lutte armée sont répartis en deux catégories. La
première serait constituée d’une dizaine de groupuscules violents ou
groupes d’autodéfense, comptant en moyenne dix à 30 membres chacun : à
l’instar des Tigers, Vipers ou Ambaland forces. Certains d’entre eux
incendient les marchés, les commerces et les écoles. La seconde
comprendrait trois milices rebelles dont le nombre cumulé de combattants
est estimé à plus d’une centaine : les Ambazonia Defence Forces (ADF),
dirigées par Ayaba Cho Lucas et Benedict Nwana Kuah, les Southern
Cameroons Defence Forces (SOCADEF), dirigées par Ebenezer Derek Mbongo
Akwanga et le groupe homonyme Southern Cameroons Defence Forces (SCDF),
dirigé par Nso Foncha Nkem.
Sept bombes artisanales ont explosé depuis le début de la crise dans
les régions anglophones, sans faire de victimes, et une autre a été
désamorcée à Douala. Il y a lieu de penser qu’il ne s’agissait que de
tests dans le but de montrer aux autorités camerounaises leur potentiel
de nuisance, y compris en zone francophone, si l’insurrection venait à
s’intensifier.
Le « gouvernement intérimaire » de l’Ambazonie rejette pour l’instant l’option de l’insurrection.
Le « gouvernement intérimaire » de l’Ambazonie rejette pour l’instant
l’option de l’insurrection. Mais les partisans de la lutte armée ont
multiplié les attaques dans le but de pousser l’Etat camerounais à
déclarer la guerre et à mettre ce « gouvernement intérimaire » devant le
fait accompli. Sous pression, le président de l’Ambazonie, Sisiku Ayuk
Tabe, hésite entre lutte armée et poursuite de la désobéissance civile
et des initiatives diplomatiques. La pression de sa base pourrait
l’amener à changer d’avis en 2018 et à passer de l’autodéfense à
l’insurrection effective.
Les violences perpétrées depuis octobre engendrent une situation
humanitaire préoccupante. Des milliers d’habitants ont fui vers le
Nigéria voisin et des dizaines de milliers vers d’autres départements
moins exposés ou dans les régions francophones. L’exode des populations a
été aggravé par un communiqué maladroit du préfet de la Manyu qui a
demandé, début décembre, aux populations d’une quinzaine de villages de
quitter leurs localités, en leur donnant un délai très court, sous peine
d’être considérés par les militaires comme des complices des
« terroristes ». Le Haut-commissariat aux réfugiés déclare avoir enregistré 7 204 réfugiés camerounais au Nigéria.
Les autorités de l’Etat du Cross River évoquent la présence de plus de
28 000 réfugiés camerounais, la majorité n’étant pas prise en charge.
Une réponse militaire qui risque de crisper la population
Face au basculement d’une fraction des séparatistes dans la lutte
armée, le président du Cameroun a déclaré la guerre aux sécessionnistes
et les a assimilés aux terroristes : des mandats d’arrêt internationaux
contre les dirigeants sécessionnistes ont été émis, une énième vague de
renforts militaires a été déployée dans le Sud-Ouest et l’état d’urgence
a été imposé de fait dans le département de la Manyu. Ces décisions
s’accompagnent malheureusement d’un refus de dialoguer sincèrement avec
les militants fédéralistes anglophones qui n’ont jamais prôné la
violence, et dont certains ont été incarcérés en janvier 2017 pour des
motifs politiques.
Il y a un an, le gouvernement camerounais estimait que le problème anglophone n’existait
pas. Il y a dix mois, les radicaux du gouvernement estimaient qu’en
arrêtant les chefs de file du courant fédéraliste la crise serait
réglée ; elle s’est au contraire aggravée. Aujourd’hui ces mêmes
radicaux font le pari de la guerre, malgré le cout en vies humaines – à
ce jour, une soixantaine de civils, seize militaires et policiers, et un
nombre indéterminé de combattants sécessionnistes ont été tués. Ce pari
pourrait s’avérer contreproductif, car la riposte militaire ne fera
qu’alimenter le cycle de violences, accroitre l’adhésion de la
population aux idées séparatistes et renforcer la position des partisans
de la lutte armée au sein de la mouvance sécessionniste. Des bavures
militaires et des violations graves des droits humains commises par les
militaires ont par ailleurs été signalées, notamment par les chefs
traditionnels, dans le département de la Manyu.
Le président Biya ne parviendra que difficilement à stabiliser les
régions anglophones par la seule riposte militaire, et ce serait au prix
d’une guerre contre-insurrectionnelle laborieuse et couteuse.
Toutefois, au sein du pouvoir, l’escalade violente des séparatistes fait
le jeu d’une partie de l’élite gouvernementale et de la hiérarchie
militaire, qui n’attendait que cela pour réduire la crise anglophone à
une simple question d’insurrection justifiant une réponse exclusivement
militaire. Cette frange radicale du pouvoir est convaincue qu’elle
pourra rapidement réprimer l’insurrection avant la prochaine élection.
Mais c’est un calcul dangereux, car il est difficile de venir à bout
d’une insurrection, même artisanale, lorsqu’elle bénéficie du soutien
d’une partie de la population.
2018 : l’année de tous les dangers
Pour l’heure, cette insurrection n’est véritablement présente que dans
le département de la Manyu. Si elle se propage aux autres départements
du Sud-Ouest, ou même au Nord-Ouest, où le sentiment séparatiste est
fort, elle pourrait devenir ingérable. En réalité, il ne manque plus aux
séparatistes violents que les ressources pour lever une armée. Une
partie de la population radicalisée les soutient et la main-d’œuvre est
disponible à la fois au Cameroun et parmi les réfugiés. Cela aurait des
répercussions au Nigeria où le soutien aux militants anglophones existe
sans doute au niveau local. Le Sud-Est du Nigéria est depuis longtemps
le lieu d’une série de contestations irrédentistes ou sécessionnistes et
présente de nombreuses affinités ethniques et politiques avec le
Sud-Ouest du Cameroun.
En cas d’intensification de l’insurrection, le risque que les régions
francophones soient touchées est élevé, d’autant que plusieurs des
séparatistes menacent d’étendre la violence au pays tout entier. Un tel
scénario déstabiliserait profondément et durablement le Cameroun, et le
parti au pouvoir en payerait sans doute le prix lors des élections
prévues en automne 2018. Le cout économique et humanitaire serait
énorme. Le ministre des Finances a déjà annoncé que le taux de
croissance du PIB du Cameroun de 6 pour cent anticipé au début l’année
n’était en réalité que de 3,7 pour cent. Bien que la crise anglophone ne
soit pas la seule cause de ce recul, elle y a certainement contribué.
Si un dialogue politique n’est pas rapidement amorcé, le Cameroun pourrait se retrouver en 2018 [...] dans une situation économique et sécuritaire encore plus délicate.
Si un dialogue politique n’est pas rapidement amorcé, le Cameroun
pourrait se retrouver en 2018, en pleine année électorale, dans une
situation économique et sécuritaire encore plus délicate. La formation
progressive d’une insurrection armée oblige certes à une réponse
militaire, mais celle-ci doit être proportionnée et respectueuse des
droits humains. La solution politique doit rester prioritaire. Celle-ci passe
nécessairement par un dialogue sur le fédéralisme et la
décentralisation qui devrait être impulsé par le chef de l’Etat
camerounais lui-même.
Le discours traditionnel de fin d’année offre au président camerounais
une occasion idoine pour apaiser la situation, prendre des mesures de
décrispation et annoncer ce dialogue. Les partenaires internationaux ont
encore la possibilité d’encourager une initiative en ce sens afin
d’éviter au Cameroun un enlisement dans un long conflit fratricide.
Jusqu’à présent, ils se sont contentés du service minimum, estimant à
tort qu’il ne s’agit pas d’une crise menaçant directement leurs intérêts
économiques, politiques et sécuritaires. Or une déstabilisation du
Cameroun aurait nécessairement des répercussions sous-régionales tant en
Afrique centrale qu’au Nigéria et est susceptible d’affaiblir la lutte
contre Boko Haram.
L’enjeu est de taille : une déstabilisation du Cameroun serait nuisible
pour tous. C’est pourquoi toutes les parties doivent concentrer leurs
efforts en direction d’une solution politique à la crise, y compris en
proposant leurs services de médiation. Pour les Nations unies et l’Union
africaine en particulier, c’est l’occasion de redorer le blason de leur
mécanisme d’alerte précoce, d’éviter que cette crise ne se transforme
progressivement en insurrection et de prévenir un embrasement dangereux.
Source: crisisgroup.org