Addis-Abeba, capitale d’une Afrique qui se rêve unie
Choisie en 1963 pour être le siège de
l’Union africaine, la métropole éthiopienne de 4 millions d’habitants
est devenue le troisième poumon diplomatique mondial.
Asret Bezab
n’a jamais ciré les chaussures d’un diplomate. Pourtant, depuis son
tabouret en plastique où il brosse des dizaines de paires par jour, il
aperçoit l’imposant bâtiment de l’Union africaine (UA), à Addis-Abeba, en Ethiopie. L’adolescent au regard timide se rêve en costume-cravate, mais il sait qu’il ne vit pas dans le même monde que tous ces ambassadeurs, ministres et présidents qui seront présents, les 28 et 29 janvier, au 30e sommet de l’UA. « C’est bien que les dirigeants africains viennent ici, pense-t-il. Mais, nous, nous n’en tirons aucun bénéfice. »
En janvier de chaque année, les délégations africaines se pressent à Addis-Abeba pour discuter des dossiers chauds du continent. La capitale de l’Ethiopie, un pays grand comme la France et l’Espagne réunis, est la troisième ville au monde qui compte le plus de diplomates, après New York et Genève. Choisie en mai 1963 pour héberger
le siège de l’Organisation de l’unité africaine (OUA, devenue UA
en 2002), la ville est devenue un carrefour diplomatique qui accueille
aussi celui de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique
(CEA). Des milliers de fonctionnaires internationaux vivent à l’année
dans cette ville de 4 millions d’habitants, qui compte plus d’une
centaine de représentations diplomatiques. Sur le plan international, Addis-Abeba a pris du galon. En juillet 2015, l’ancien président Barack Obama
y a rendu la première visite officielle d’un chef d’Etat américain en
exercice. La même année, la capitale a accueilli la troisième Conférence
internationale sur le financement du développement. Mais c’est surtout sur le plan continental qu’Addis-Abeba se démarque. A Addis-Abeba, de nouveaux bâtiments sortent de terre chaque semaine.Crédits : Simon Davis/Department for International Development
« C’est la vraie capitale de l’Afrique. On y croise des
diplomates de tout le continent. Dans les couloirs des institutions, les
halls d’hôtel, les restaurants. C’est là que se font les discussions bilatérales sur les sujets du moment, raconte un diplomate sahélien arrivé il y a six mois. Avec Ethiopian Airlines, on peut voyager
partout. Surtout, Addis-Abeba est une ville extrêmement surveillée.
Ici, la police sait tout ce qu’on fait. Mais, ça nous rassure. » Il
est vrai que la surveillance fait partie du quotidien des
Addis-Abébiens qui ne s’étonnent plus de la fouille au corps quasi
systématique à l’entrée des hôtels. Dans ce pays cadenassé, le contrôle
est renforcé lors des sommets de l’UA, dont le siège est, à cette
occasion, encerclé de policiers fédéraux.
La présence des institutions africaines, mais aussi de nombreuses
organisations non gouvernementales (ONG) et groupes de pression, a
entraîné une spéculation immobilière dans le centre d’Addis-Abeba. « C’est devenu infernal de trouver un logement ici, peste un chercheur européen.
Les loyers sont de plus en plus élevés. On croit que la vie est peu
chère parce que c’est l’Ethiopie, mais les prix augmentent sans arrêt. »
Le tarif des chambres d’hôtel flambe pendant les sommets. Au Sheraton
Addis, l’hôtel le plus luxueux de la ville, propriété du milliardaire
saoudien né en Ethiopie Mohammed Al-Amoudi (aujourd’hui emprisonné à
Riyad), la chambre la moins chère coûte 1 135 dollars (915 euros) la
nuit, soit 250 % de plus que les jours précédant ou suivant la
grand-messe africaine. Et pour 31 000 birrs (913 euros), on peut louer durant trois mois un bureau dans le quartier le plus chic de la ville. La capitale éthiopienne est une ville pleine de
contrastes, où diplomates et « petites gens » cohabitent sans forcément
se croiser.Crédits : Ninara/CC BY 2.0
Les premiers à souffrir de la hausse de l’immobilier
sont les Ethiopiens eux-mêmes, et en particulier les plus jeunes. A
Addis-Abeba, ces oubliés de la capitale internationale sont victimes du
chômage, véritable fléau dans ce pays de plus de 100 millions
d’habitants où la population reste majoritairement jeune. « C’est la ville des diplomates mais, en même temps, nous, les petites gens, on en souffre, regrette Salomon, 28 ans. Je suis obligé de vivre avec ma famille à 30 km de la capitale. La présence des étrangers, c’est bien. Mais ça creuse les écarts. »
Combien de diplomates remarqueront, à travers les vitres fumées de
berlines hors de prix, les vendeurs à la sauvette qui proposent au
chaland cigarettes, montres ou billets de loterie aux abords du siège de
l’UA ?
Extravagants gratte-ciel
Ce ballet de voitures
et les embouteillages ne sont plus une surprise pour Mohamed. À chaque
sommet, c’est la même rengaine. Pour ce quadragénaire un peu bouillant,
qui sirote une bière à 13 birrs (0,40 euro) dans le quartier de l’UA, le
contraste entre les riches et les pauvres dans la ville va « du sol jusqu’au ciel ». En Ethiopie, un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté. Les dirigeants africains qui discutent chaque année « des guerres, de la corruption » et de la misère le font doucement sourire. « C’est du bla-bla », lâche-t-il. Ils ne sont pas là pour « résoudre les problèmes » mais pour prendre du bon temps. « Je suis sûr que chaque président a sa maîtresse ici, et même un enfant » illégitime, ajoute-t-il, hilare. Le sommet de l’UA doperait en tout cas les prix de la prostitution, selon plusieurs sources.
Deux mondes cohabitent dans la capitale de l’Afrique qui entretient
le mythe continental et la grandeur d’un panafricanisme qu’elle cherche à
renouveler. Deux mondes qui s’ignorent ou se toisent. « On vit dans une bulle, assure un diplomate. On ne voit pas beaucoup les Ethiopiens. » A Addis-Abeba, les étrangers, y compris les Africains, ont parfois du mal à se frayer un chemin parmi les habitants. « Ici, les gens sont racistes envers les Africains de l’Ouest. Ils se sentent supérieurs à nous, témoigne un fonctionnaire ouest-africain qui vit dans la capitale éthiopienne depuis trois ans. J’ai vécu une grande partie de ma vie dans des pays occidentaux, pourtant, la seule fois où je me suis fait insulter et traiter de “singe”, c’est ici ! »
Cet « ici », nombre de jeunes Ethiopiens veulent le quitter.
Ils s’aventurent dans les faubourgs des pays du golfe Persique, où ils
servent de main-d’œuvre, parfois jusqu’à l’épuisement ou l’accident qui
conduisent à la mort, pour bâtir
les extravagants gratte-ciel de Dubaï, Doha, ou Riyad. D’autres
prennent la route des mers, le désert d’abord, puis la Méditerranée au
péril de leur vie dans l’espoir de quitter l’Afrique. Une Afrique
débattue à l’Union africaine par des chefs d’Etat souvent déconnectés de
leur jeunesse. Source:lemonde.fr