Chaque séminaire ou conférence de presse se termine par un petit
rituel : la distribution dans un coin
de la salle d’enveloppes aux
journalistes ayant fait le déplacement. Dans les comptes des ONG, les
sommes apparaissent parfois à la rubrique « remboursement de
transport ».La couverture des séminaires, des ateliers, des colloques, des conférences, des symposiums et autres conférences de presse reste un genre journalistique vivace au Sénégal, comme partout en Afrique. Là où les médias occidentaux, lassés de cette actualité institutionnelle, ne consacrent plus qu’une brève ou un entrefilet à ce type de manifestations, nos médias africains publient souvent un compte rendu complet, voire un sujet de plusieurs minutes au journal télévisé.
Cet
appétit des médias et des journalistes pour les comptes rendus
d’événements parfois mineurs, quelle aubaine pour les ONG et projets en
tout genre, qui communiquent ainsi à peu de frais ! A peu de frais ? Pas
si sûr. Car chaque séminaire, chaque conférence de presse se termine
par un petit rituel : la distribution dans un coin de la salle
d’enveloppes aux journalistes ayant fait le déplacement, des per diem
de 5 000 à 10 000 F CFA par personne. Les reporters de la TV nationale
reçoivent le double. Des sommes qui, dans les comptes de l’ONG,
apparaîtront pudiquement à la rubrique « remboursement de transport ».
A la différence des per diem prévus pour les participants « civils » du séminaire, ceux qui s’expriment devant la salle, les per diem
pour les journalistes ont la fâcheuse caractéristique d’être un budget
extensible, dont on ne connaît pas le montant à l’avance : viennent ceux
qui ont été conviés, comme le régiment de ceux qui ne l’ont pas été.
« Patron, tu peux me lubrifier un peu ? »
Faut-il vraiment payer les journalistes pour qu’ils fassent leur métier, c’est-à-dire recueillir l’information pour la relayer au grand public ? A l’école, on nous inculque comme mantra : « informer juste et vrai ». Puis-je informer juste et vrai sur une conférence ou une manifestation à la fin de laquelle j’ai reçu de l’argent pour rembourser de prétendus « frais de transport » ?
Dans d’autres pays d’Afrique, le per diem
s’appelle « gombo », du nom de cette plante africaine gélatineuse qui
épaissit les soupes et les ragoûts. Comme s’il s’agissait de graisser la patte des porteurs d’information. D’ailleurs, j’ai entendu qu’au Congo, pour demander un per diem, mes confrères disaient : « Dis, patron, tu peux me lubrifier un peu ? »
Certaines organisations aiment rameuter
le plus de « journalistes » possibles, croyant que plus la salle sera
pleine, mieux l’opinion sera informée. Et ne rechignent pas à distribuer les per diem,
pour s’assurer que leur message sera diffusé. C’est seulement
lorsqu’elles font leur « média monitoring » et rassemblent les coupures
de presse qu’elles comprennent que seule une poignée de « journalistes »
présents à la manifestation ont relayé l’information.
Au Sénégal, tout le monde est journaliste. Plus les jours
passent, plus on voit de nouvelles têtes dans le milieu. Ils se disent
très bien formés. Dans quelles écoles ? Allez savoir… Ils écrivent pour
la plupart dans la presse en ligne, d’où le surnom : « le point net ». Demandez aux responsables de la communication des ONG ou de n’importe quelle structure le calvaire que représentent les per diem. Tous peinent à comprendre pourquoi un journaliste, avec toute l’éthique, la déontologie qu’il est censé avoir appris durant sa formation, se comporte ainsi.
On a même fini par les surnommer les « charognards ». L’un d’eux, un jour, a voulu me tabasser parce que je ne distribuais pas de per diem
dans un événement que j’organisais. C’est eux qui sont responsables du
respect disparu pour notre profession au Sénégal – et en Afrique. Ils
sont aux aguets des annonces et communiqués publiés chaque jour sur
l’onglet agenda du site Internet de l’Agence de presse sénégalaise
(APS). Ils ne ratent pas les ateliers organisés dans les grands hôtels.
La plupart d’entre eux ne sont pas titulaires de la carte de presse.
Ils se pavanent des fois avec un magazine sous le bras, organe auquel ils se prévalent d’appartenir. Ils savent distinguer les manifestations où ils recevront un per diem
et les ateliers ou rencontres où ils n’auront rien du tout, comme ceux
des organisations des Nations unies ou de l’USAID, qui ont totalement
renoncé aux per diem pour n’accueillir que les journalistes qui ont un intérêt éditorial effectif pour le contenu de la manifestation.
Peu de médias appliquent la convention
Comment distinguer les vrais journalistes des « perdiem.net » ? Je n’ai pas la moindre intention de donner
des leçons sur le métier. Je ne fais pas le procès de mes confrères et
consœurs, dans une profession où le salaire minimum, selon la convention
collective, est de 86 875 francs CFA (soit 134 euros), mais où bien peu
de médias appliquent cette convention.
Je partage seulement le cri du cœur de tous ceux qui déplorent aujourd’hui cette situation. Qui pourra y mettre
un terme ? Le Syndicat des professionnels de l’information et de la
communication ? Les patrons de presse qui sous-paient leurs employés et
leurs pigistes ? Les ONG qui craignent de disparaître
du paysage médiatique s’ils ne paient pas ? Les journalistes dans un
soudain sursaut de conscience ? Les lecteurs et téléspectateurs qui vont
finir par se sentir grugés ?
LE MONDE

