“France 24 est une marmite prête à exploser” : les raisons d’une crise interne

 Un vent de fronde souffle depuis plus de quinze jours au siège de France 24 où travaillent 360 journalistes en CDI et 175 pigistes. 
Jeudi 4 novembre, la rédaction de la chaîne d’information du service public a voté une motion de défiance contre cinq membres de sa direction, dénonçant « un système à bout de souffle » et appelant à « un changement profond et absolument nécessaire ».

« Faites-vous confiance aux membres de la direction de France 24 et au secrétariat général pour la gestion éditoriale, organisationnelle et humaine de la rédaction ? » La réponse à cette question, posée jeudi 4 novembre par un groupe de journalistes de France 24 à l’ensemble de la rédaction lors d’un vote à bulletin secret, pourrait bien fragiliser la direction de la chaîne d’info.

Selon les organisateurs, 325 journalistes (permanents et non permanents) parmi les 535 de France 24 ont voté, soit près de 60 % de participation. Ils devaient cocher « je fais confiance » ou « je ne fais pas confiance », face au nom de sept membres de la direction et de la secrétaire générale. Seuls deux sur sept ont été confortés par le vote (Amaury Guibert et Loïck Berrou). En équilibre, la nouvelle patronne, Vanessa Burggraf, recueille un score serré : 50,92 % des votants indiquent « ne pas lui faire confiance ». Deux de ses adjoints frôlent les 80 % d’absence de confiance, Nabil Aouadi (79,2 %) et Gallagher Fenwick (76,6 %), tandis que la secrétaire générale, Sophie Hulot, responsable des plannings, récolte un écrasant 92,6 % contre elle.

« France 24 est une marmite prête à exploser », confie une journaliste en poste depuis près de dix ans. Comme plusieurs de ses collègues, elle témoigne sous couvert d’anonymat, à cause, soutient-elle, « d’un climat de peur et de possibles représailles ». Un vent de fronde souffle depuis plus de quinze jours au siège de la chaîne, à Issy-les-Moulineaux, où travaillent 360 journalistes en CDI et 175 à la pige, pour les trois antennes (francophone, anglophone et arabophone). Il n’éname pas des syndicats, mais de « la base »: une initiative spontanée, née sur des groupes WhatsApp et Facebook dédiés, ou via des comptes e-mail anonymes. Si cette méthode, en dehors des canaux habituels, a pu destabiliser, le mal-être, qui remonte à plusieurs années, a percé.

« Les Gilets jaunes de France 24 »

La décision récente de la direction de rétablir, le week-end, son organisation d’avant la crise du Covid, qui allourdit la charge de travail, a mis le feu aux poudres. « La colère est partie du service de l’édition. Très vite, nous étions cinquante, puis une centaine, dont certains étaient prêts à faire grève. Nous avons demandé à chaque syndicat de nous soutenir, mais seul le SNJ-CGT la accepté. On est fiers de bosser à France 24, mais c’est un bateau qui prend l’eau », raconte l’un deux.

Dans les couloirs, certains les ont baptisés « les Gilets jaunes de France 24 ». Il s’agit, pour beaucoup, de salariés non permanents (pigistes), et de ceux qu’on appelle dans le jargon les « deskeurs ». C’est-à-dire des journalistes qui réalisent depuis leur bureau des commentaires sur image et magnéto nourrissant les antennes en direct vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La liste de leurs griefs est longue comme le bras, les accusations, lourdes : « aucune considération », « règne du favoritisme et du copinage », « management toxique et culture de la peur », « aucun plan de carrière défini », « absence de revalorisation salariale »…

Au siège de France 24, à Issy-les-Moulineaux.

Au siège de France 24, à Issy-les-Moulineaux.

Photo Alexander Klein / AFP

Le texte accompagnant l’appel au vote, déplorant « une profonde dégradation (des) conditions de travail », est sans appel. « Les choix éditoriaux opérés par la direction – éditions spéciales à répétition sans y allouer les moyens humains et financiers, manque d’anticipation, opacité dans la prise de décision, mais aussi l’absence totale d'écoute et d’inclusion des collaborateurs de la chaîne – ont fini par révéler un système à bout de souffle, écrivent-ils. Toutes ces méthodes ont des effets délétères : une souffrance au travail qui se matérialise au quotidien par une absence de motivation généralisée, un épuisement physique et une grande détresse psychologique chez de nombreux employés. »

Parmi la dizaine de témoins contactés par Télérama, le constat est unanime. « Dans une même semaine, les gens sont sollicités pour travailler la nuit, puis le matin très tôt… Ils ne peuvent pas organiser leur vie, n’ont aucune visibilité sur leur avenir », regrette un journaliste. « Ici on ne se demande pas qui va être bon à un poste mais qui va boucher les trous. Il nous fallait envoyer un signal », justifie un visage de l’antenne.

L’initiative a reçu le soutien d’un seul syndicat du groupe, le SNJ-CGT. « À France 24, il n’y a pas de vrais services constitués, tout le monde fait tout. Il y a un vrai problème de gestion des carrières, avec des journalistes mis sur la touche ou d’autres recrutés sans appel à candidature. Cela fait quinze ans que je répète que ça marche sur la tête », affirme Sabinet Mellet, déléguée syndicale SNJ-CGT de France Médias Monde (groupe auquel appartient France 24). « Les journalistes sont fatigués de tout cela, ils veulent de la reconnaissance, qu’on les entende, qu’on s’organise différemment. »

« On est regardés par des millions de personnes dans 184 pays, mais on travaille comme une télé low-cost. »

La dernière motion de défiance, qui visait Christine Ockrent et Alain de Pouzilhac, remonte à 2010. Depuis, France 24 a fusionné à marche forcée avec RFI, en 2012. Cinq ans plus tard, une grève a paralysé l’antenne. Mais la chaîne a gagné en puissance, doublant en cinq ans son audience – 98 millions de téléspectateurs chaque semaine à travers le monde, selon la direction –, et lançant une quatrième antenne en espagnol. « Il y a beaucoup de soucis à régler depuis la fusion », reconnaît Marc Thiébault, délégué syndical CFDT, déplorant « un manque de moyens pour faire tourner l’organisation correctement ». Ce dernier précise avoir alerté la direction sur « la tension sociale », mais regrette la motion de défiance, « qui n’est pas une solution ». Il craint « des règlements de comptes » et préférerait « des négociations ».

Le choix de la motion de défiance, en pleine période de vacances scolaires, divise. « On aurait dû laisser un peu de temps à la nouvelle direction pour s’installer », regrette une reporter, qui suspecte la CGT de vouloir « récupérer » le mouvement. Il n’empêche : personne ne conteste le manque de moyens. Pour la période 2018-2022, la dotation publique de l’État, en baisse de 3,5 millions d’euros, contraint France Médias Monde à dégager 16 millions d’économies. « On est regardés par des millions de personnes dans 184 pays, mais on travaille comme une télé low-cost », regrette une journaliste.

Même son de cloche au sein de la CFTC, syndicat majoritaire. « Il y a un manque chronique d’effectifs, à cause du cadre budgétaire très strict. Cela engendre beaucoup de manquements au droit du travail. Le repos quotidien après onze heures de travail entre les vacations n’est pas toujours respecté. Récemment, un technicien a dû rester une heure de plus après douze heures de travail, à 5 heures du matin, car il n’y avait personne pour la relève. La rédaction est épuisée, déplore l’un de ses délégués syndicaux. Une motion de défiance permet de s’exprimer, mais pas de négocier. »

La Société des journalistes (SDJ, instance représentative des journalistes, composée de onze membres élus), après avoir fraîchement accueilli l’initiative, l’a finalement soutenue du bout des lèvres. Communiquant uniquement par SMS, elle rappelle « son soutien indéfectible à la rédaction », se disant « consciente du malaise existant » mais précise qu’« elle n’a été sollicitée par aucun membre identifié de la rédaction pour organiser la motion de défiance ». Elle sera reçue par la direction la semaine prochaine.

Celle-ci, dans un communiqué interne envoyé jeudi soir aux équipes – avant même les résultats du vote – répète être « à l’écoute » du mouvement et « consciente » des difficultés rencontrées, listant les mesures déjà engagées : recrutement de nouveaux pigistes, renforcement de l’équipe du planning, allégement des grilles en fonction des effectifs… Elle a reçu l’ensemble des organisations syndicales jeudi soir, puis annoncé l’ouverture de négociations. « La direction, consciente des attentes exprimées à travers le vote d’une motion, rappelle son attachement au dialogue avec les organisations représentatives du personnel et au cadre social qui permet de progresser collectivement, dans le respect de toutes et tous », écrit-elle. « Les gens sont sortis épuisés de la pandémie, ils ont beaucoup donné, et on a d’ailleurs indemnisé les pigistes pendant le premier confinement, confie un cadre. On ne nie pas qu’il y ait une fatigue et des ajustements à faire, mais France 24 reste une maison bienveillante où l’on est bien loti. Éditorialement, on fait des choses formidables, et les journalistes ne vivent pas comme dans les chaînes privées sous la pression de l’audience. »

Vanessa Burggraf, directrice de France 24. Ici, à Issy-les-Moulineaux, en 2016.

Vanessa Burggraf, directrice de France 24. Ici, à Issy-les-Moulineaux, en 2016.

Photo Marc Ausset Lacroix / Bestimage

Depuis le 8 juin dernier, Vanessa Burggraf est la nouvelle patronne de France 24. L’ancienne chroniqueuse de Laurent Ruquier dans On n’est pas couché (2016-2017), qui a effectué toute sa carrière au sein de la chaîne, a recruté fin août un nouvel adjoint, Amaury Guibert, tout juste arrivé de France 2. La motion de défiance, jeudi, les a pris de court : ils réclament du temps pour assainir la situation. De leur côté, les journalistes à l’origine de la fronde, forts de leur coup d’éclat, prévoient d’organiser une assemblée générale la semaine prochaine. Et de sortir de l’anonymat, « pour que chacun s’exprime librement et sans crainte de représailles », selon leur communiqué diffusé vendredi matin. Non pas pour « couper des têtes », soutient l’un d’entre eux, mais pour « faire entendre leur mal-être ».

Source: telerama.fr