« Scientifique dans la cybersécurité, j'ai refusé d'être déterminée par mon genre »

 « Scientifique dans la cybersécurité, j'ai refusé d'être déterminée par mon genre » 
TEMOIGNAGE// Marion Videau, 39 ans, retrace son évolution et son parcours de femme dans un milieu scientifique, majoritairement masculin. Son goût pour la recherche académique et la recherche industrielle l'a conduite vers une carrière d'enseignante-chercheuse à l'université, puis, vers une deeptech spécialisée en cybersécurité.

« À 6 ans, je suis arrivée de Corée du Sud avec ma soeur. Nous venions d'être adoptées en France. Je me rappelle mon désarroi face à ces bouleversements : l'abandon, l'orphelinat, le voyage à l'autre bout de la planète, une culture si différente, une langue inconnue, une nouvelle famille, une nouvelle vie.

Je crois que je dois à l'enfant que j'ai été la conviction profonde qu'observer son environnement et en construire du sens sont fondamentaux pour acquérir une capacité d'action sur le monde. Le fait que mon petit frère ait pu rester dans sa famille d'origine m'a confrontée à la différence de traitement en fonction du genre et au poids des exigences sociales. Très tôt, je me suis donnée pour mission de contrarier le destin.

Comment d'une telle impulsion arrive-t-on à la recherche en sécurité informatique - ou cybersécurité ? Par beaucoup de détours et de tâtonnements ! J'étais une très bonne élève, mais pas un profil de « geek » avant l'heure. Je m'engouffrais toutefois dans des questionnements interminables pour lesquels mes professeurs, agacés, ne pouvaient me donner de réponses satisfaisantes.

« Comment ça marche ? »

Ma question favorite était (et reste) sans doute « Comment ça marche ? Vraiment… » - la voiture, le lave-vaisselle, la tectonique des plaques, la reproduction des batraciens, les ordinateurs… tout alimentait mon insatiable curiosité.

Comment s'orienter quand tout vous intéresse ? Je n'avais pas la moindre idée de ce que je voulais faire. Une chose était sûre toutefois, je trouvais révoltantes les attentes genrées : aux garçons le cambouis, les maths, la mécanique et la technologie, aux filles les roses, les langues, la littérature et le soin des personnes. Résister a été ma voie de protestation contre le déterminisme social.

Je me suis ainsi retrouvée la seule fille dans toutes les options technologiques de ma scolarité. Au moment de choisir un parcours post-bac, par défi, j'ai suivi une suggestion de ma mère : devenir pilote de ligne. Mais en classes préparatoires, des problèmes de vue m'ont contrainte à changer de voie.

La cryptographie, une curiosité intellectuelle qui m'a captivée

J'ai alors intégré une école d'ingénieur en aéronautique, dont la formation généraliste m'a été précieuse. En parallèle, j'ai suivi un cursus de mathématiques à l'université. C'est là que j'ai découvert la cryptographie. Une révélation. L'essence même de la théorie, des objets mathématiques, directement appliqués non comme modèles mais comme « réalité ».

Je me suis alors orientée vers un DEA d'informatique pour faire un stage de recherche puis une thèse en cryptographie à l'Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique). J'ai alors eu la chance de collaborer avec des chercheurs en droit des nouvelles technologies, qui m'ont permis d'interroger mon domaine d'expertise sous le prisme des nouveaux usages et de son impact social.

J'ai ensuite obtenu un poste de maîtresse de conférences à l'Université de Lorraine. Au bout d'un an, pour des raisons personnelles, je suis revenue à Paris où j'ai choisi de travailler au sein du laboratoire de cryptologie de l'ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information). J'ai pu apporter ma contribution aux travaux de recherche du laboratoire, résoudre des problématiques opérationnelles de l'Etat en matière de cryptographie et soutenir l'amélioration des offres de l'industrie. Au bout de quatre ans j'ai eu envie de retrouver mon poste d'enseignante-chercheuse à l'Université de Lorraine et le contact avec les étudiants.

Recherche appliquée vs recherche fondamentale

Je m'oppose à une vision systématiquement utilitaire de la recherche et de l'enseignement. Pour autant, je n'envisage pas ma pratique de la recherche uniquement pour « la beauté de la science ». J'ai besoin de me sentir sur un pont entre les principes explicatifs fondamentaux, les observations contextuelles et les applications.

L'énergie et la candeur des interrogations de mes étudiants m'ont poussée à écouter cette voix intérieure. Comment relier en pratique mes recherches en cryptographie au contexte plus global de la cybersécurité ? Comment acquérir cette expérience de terrain à partager avec mes étudiants ? Comment apporter ma contribution à la valorisation des nombreux travaux de recherche souvent méconnus dans l'industrie ?

 

Au pic de mes interrogations, Frédéric Raynal, le fondateur de Quarkslab (une société qui développe une méthode de protection pour les entreprises, combinant des techniques offensives et défensives) que je connaissais depuis plusieurs années, m'a proposé un poste de responsable scientifique, assorti d'un volet d'expertise cryptographique. Le travail comblait toutes mes envies : m'exercer en crypto appliquée, rapprocher recherche académique et industrielle, diriger des équipes, avoir un impact.

Seule femme à un poste technique de direction

Je n'ai pas quitté le milieu de la recherche pour embrasser celui de l'industrie. J'ai fait le choix d'une entreprise et d'un poste « carrefour », en miroir de ma personnalité. La recherche en cybersécurité représente pour moi la quintessence du questionnement « Comment ça marche ? » complétée de la question « Comment ça pourrait ne pas marcher ou marcher de manière inattendue ? » et ce, sur une classe d'objets de plus en plus vaste du fait de la numérisation du monde. C'est un moteur créatif incomparable.

Je suis aujourd'hui la seule femme à un poste technique dans l'équipe de direction. J'assure le lien entre recherche académique et recherche industrielle, entre théorie et pratique, entre explorations et applications. Ce n'est pas une négation de mon parcours passé, c'est un trait d'union entre deux mondes. Est-ce cela, un dream job ? Peut-être… »

​Marion Videau

Source: lesechos.fr