Selon l’historienne Karima Dirèche, en manifestant massivement contre
Bouteflika, les Algériens
démentent leur prétendue dépolitisation
héritée de la « décennie noire ».
Karima
Dirèche est historienne, directrice de recherche au CNRS, affiliée à
l’unité mixte de recherches Telemme (Temps, Espaces, Langages, Europe
méridionale, Méditerranée) de la Maison méditerranéenne des sciences de
l’homme d’Aix-en-Provence. Ancienne directrice, entre 2013 et 2017, de
l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC), à Tunis,
elle a dirigé un ouvrage collectif à paraître début avril : L’Algérie au présent, entre résistances et changements (IRMC-Karthala).
Depuis le vendredi 22 février, l’Algérie est secouée par un mouvement de protestation contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat, qui a pris tout le monde de court. On pensait les Algériens vaccinés contre la tentation de la rue, en raison de la mémoire encore fraîche des violences de la « décennie noire » des années 1990. Ils ont démenti cette idée reçue. Que s’est-il passé ?
Karima Dirèche En
effet, rares sont ceux qui avaient anticipé un tel mouvement. Car il y a
cette lecture, assénée depuis près de vingt ans par les dirigeants
algériens, d’une société figée dans le trauma des années 1990 et en état
de sidération.
Il s’agit d’une vision très
culpabilisante, puisque les autorités publiques, politiques et
religieuses répétaient à l’envi que les violences de la « décennie
noire » ont été le résultat des contestations politiques de la fin des
années 1980, notamment le proto-« printemps algérien » de 1988, qui ont
remis en question l’ordre politique assurant, depuis l’indépendance, la
sécurité et la paix. Une opposition qui a provoqué cette « tragédie
nationale » [les affrontements entre l’armée et les maquis islamistes ont fait entre 100 000 et 200 000 morts et 20 000 disparus], selon la formule officielle, comme s’il s’agissait d’une malédiction divine, d’une fatalité.
Cette
lecture a figé les individus dans le malheur et la crainte du chaos, en
leur niant tout répertoire d’action et de velléité de mobilisation
collective. Du coup, on a fini par se convaincre que les Algériens ne
sortiraient plus dans la rue, car ils ont trop souffert et n’aspirent
plus qu’à la quiétude et la paix, fût-ce au prix d’une stabilité
politique incarnée par un homme dont on ignore s’il est encore vivant.
Pourquoi les Algériens n’ont-ils pas été intimidés par ce rappel de la violence passée ?
Il
me semble que c’est avant tout une affaire de dignité et d’honneur, et
l’expression d’une immense lassitude, nourrie par l’arrogance des
déclarations officielles, les menaces à peine voilées et cette mascarade
de fauteuil vide occupé par un cadre à l’effigie du président. Les
Algériens vivent mal l’humiliation de ce rituel surréaliste d’allégeance
à un cadre. Le régime a surestimé la patience du peuple algérien – ce
qui donne la mesure de sa morgue et sa condescendance – en comptant sur
la supposée dépolitisation du peuple héritée des violences de 1990. Les
Algériens affirment aujourd’hui le contraire : « On n’ira pas voter pour un fauteuil vide. »
Source: lemonde.fr

