
Les
années 2010 se terminent ce soir. Que retenir de cette
décennie en
Afrique ? La chute du colonel Kadhafi la montée du terrorisme islamiste
au Sahel. Mais il y a eu bien d'autres faits marquants. À la fois
historien, politologue et philosophe, le grand essayiste camerounais
Achille Mbembe va publier Brutalisme, aux éditions La Découverte. En ligne d'Afrique du Sud, où il enseigne, il répond aux questions de Christophe Boisbouvier.
RFI : La décennie qui s’achève a-t-elle été positive ou négative pour l’Afrique ?
Achille Mbembe : Disons
que la décennie qui s’achève aura été marquée, de mon point de vue, par
trois processus d’une très grande ampleur. D’un côté, par la poursuite
des politiques d’austérité qui avaient été mises en branle au début des
années 80 et qui ont conduit tout de même à un extraordinaire recul et à
une grande marginalisation des économies africaines. Je dirais que 30
ans plus tard, beaucoup de pays ont à peine retrouvé le niveau de
richesse qu’ils avaient atteint dans les années 70. La décennie aura été
également marquée par l’intensification de « l’extractivisme » et de la
prédation, et par ce que j’appellerais une transnationalisation des
élites au pouvoir, dans le sens où elles ne sont plus du tout
contraintes de rendre des comptes à leurs sujets. Et c’est une décennie
qui aura été marquée aussi par une aggravation des luttes sociales sous
la forme du terrorisme islamique, par exemple dans la région du Sahel,
des luttes pour le droit à la circulation et à la mobilité, et par des
luttes notamment ethniques visant dans la plupart des cas à mieux
partager le pouvoir.
Vous parlez de la logique de « prédation »
sur le continent. Cette décennie a été marquée par une ruée mondiale
sur l’Afrique, on pense notamment à la Chine. Est-ce que ce n’est pas
aussi une bonne nouvelle ?
Tout cela est ambigu. Tous ces processus sont ambigus. Il y a une ruée mondiale effectivement. La Chine, elle est là. Au
fond, la Chine est devenue une grande question africaine. Mais il y a
aussi des puissances comme la France qui fait face en ce moment à une
aggravation de la crise de légitimité de sa présence sur le continent.
« La crise de légitimité » dont souffre la France en Afrique, est-ce la raison pour laquelle Emmanuel Macron vient de pousser à une réforme du franc CFA ?
Mais cette réforme n’en est vraiment pas une. La politique française à l’égard du franc CFA
aura consisté d’une part à dénier l’existence d’un problème, et ensuite
à essayer de torpiller une initiative interne aux pays de l’Afrique de
l’Ouest qui consistait à mettre en place une monnaie commune.
Donc,
pour vous, le fait que la moitié des réserves de la Banque centrale des
États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO) ne soit plus logée au Trésor
français, ça n’est pas une réforme significative ?
Disons
que ce n’est pas ce que les Africains demandent. Les Africains
demandent que la France arrête de déterminer ce que doit être la
politique monétaire de ces pays. C’est ça la demande. La demande de
décolonisation financière et pas de paternalisme financier.
Le retour des militaires français en Afrique que vous dénoncez, j’imagine, n’est-ce pas dû à ce que vous appelez « l’aggravation des luttes sociales » et à la montée du terrorisme islamiste au Sahel ?
L’idéal
aurait consisté à ce que les Africains prennent en charge ces
questions. Le vide prévalant évidemment, la France est intervenue. Donc,
il n’y a pas de consensus à ce sujet, c’est un problème. Tout comme la
présence des bases militaires américaines, l’idée est que l’Afrique
puisse se prendre en charge elle-même, y compris dans les questions
militaires.
Donc, vous n’êtes pas étonné par la montée d’un sentiment anti-français dans certaines régions africaines ?
Il
n’y a pas de sentiment anti-français. Je crois que le président Macron
se trompe lorsqu’il caractérise ce qui se passe de cette manière-là. Il y
a une demande de décolonisation qui n’est pas dirigée contre la France.
Elle est une demande positive de la part des Africains de se prendre en
charge 60 ans après la décolonisation.
La montée du
jihadisme que vous soulignez au Sahel et au Nigeria, est-ce à votre avis
un phénomène qui va passer ou qui va durer au contraire ?
Mais,
non. C’est un phénomène très grave qui est un phénomène structurel qui
se nourrit d’autres luttes locales très anciennes au demeurant, d’autres
greffées aux turbulences du monde contemporain. Donc, c’est un
phénomène de longue durée qui exige plus que les interventions
militaires pour qu’on en vienne à bout.
Au Burkina,
certains ont la nostalgie de Blaise Compaoré, est-ce que vous craignez
que ce jihadisme puisse générer un retour à une certaine forme
d’autoritarisme en politique ?
Mais
l’autoritarisme, il ré émerge à peu près partout, y compris dans les
démocraties occidentales. Au fond, le moment il est à ça, à la demande
de plus d’autorité, de plus d’exercice de la force, malheureusement,
souvent contre les plus démunis, les plus faibles d’entre nous. Donc,
cette demande de violence et cette demande de sécurité s’expriment au
Burkina comme ailleurs par cette nostalgie des dictatures.
Peut-on parler d’une « Donald trumpisation » de l’Afrique ?
Je
ne dirais pas « trumpisation de l’Afrique ». Je dirais moment de recul
des conquêtes démocratiques qui avaient été enregistrées au début des
années 90. Tous les présidents en place cherchent à changer les articles
de la Constitution qui limitent les mandats, d’autres s’efforcent de
préparer la route pour leurs descendants. Donc il y a un énorme recul,
notamment en Afrique centrale, le pays des ténèbres de la démocratie en
Afrique.
N’y a-t-il pas eu le départ de Joseph Kabila en République démocratique du Congo ?
Joseph,
il est bien malin. Il est parti sans partir. Il essaie d’actualiser à
l’échelle du Congo la solution que Poutine a trouvée en Russie. Joseph,
c’est un peu le Poutine de l’Afrique équatoriale.
Vous
dénoncez le recul des démocraties. Mais tout de même, on a noté depuis
dix ans la chute de certains autocrates comme Mouammar Kadhafi en Libye,
Blaise Compaoré au Burkina Faso, Robert Mugabe au Zimbabwe, et tout
récemment Omar el-Béchir au Soudan…
Oui, il y a ces
petites poussées. Mais ce n’est pas systémique. Ce sont des gens qui
partent et qui sont remplacés par des plus médiocres qu’eux-mêmes. Les
progrès les plus remarquables en Afrique au cours des dix dernières
années, c’est quand même ce qui se passe au niveau du renouveau d’un
internationalisme panafricain, mené à la fois par des intellectuels et
des activistes. C’est ça qui a débouché sur les petites réformes
concernant le franc CFA par exemple. C’est aussi le renouveau des idées,
mené par exemple en Afrique francophone par les Ateliers de la pensée
de Dakar. C’est le renouveau artistique, le fait que petit à petit, on
se rende compte du fait que les arts du 21e siècle risquent d’être
africains. Donc cette espèce de retour aux signes africains, cette
contestation autour du « je signe » me semblent absolument iconique pour
la décennie qui vient.
Votre prochain ouvrage s’appellera « Brutalisme ».
Vous allez le publier aux éditions La Découverte disponible à partir du
6 février 2020. Malgré ce mot très pessimiste. Vous fondez beaucoup
d’espoir dans la société civile africaine ?
Je
fonde beaucoup d’espoir dans la capacité des Africains à produire des
signes et des objets qui parleraient à l’humanité tout entière. C’est
l’importance par exemple du débat initié par mon ami Felwine Sarr, par
exemple, sur la question de la restitution des objets d’art africains.
Je fonde beaucoup d’espoir sur cette reprise critique des arts africains
comme clé possible des contradictions du 21e siècle.
RFI

