D’un côté, une incroyable diversité. De l’autre, un malaise évident sur
fond de repli communautaire
et de rivalités régionalistes qu’exacerbe
l’approche de la présidentielle.
« Tic, tac, tic, tac… La fin de votre pouvoir est proche.
Bientôt vous rendrez des comptes. » Twitter n’a jamais encouragé la
subtilité et, même écrite en moins de 140 caractères, une menace éhontée
produit toujours son petit effet. Le pouvoir dont cet internaute
annonce la disparition, c’est celui du Sud, la région d’origine du président Paul Biya
que les langues les plus acérées aiment à surnommer, non sans ironie,
« le pays organisateur », et où les Bulus sont majoritaires.
Le chef de l’État, 84 ans dont trente-cinq années de pouvoir, n’a pas encore dit s’il se présenterait à l’élection présidentielle de 2018. Mais sur internet, la compétition, âpre par anticipation, bruisse déjà de rivalités ethno-régionalistes. On y parle moins de projets politiques que de l’accès d’un cousin du village à la « mangeoire » d’Etoudi.
Les autorités ne pensent pas que l’unité camerounaise puisse véritablement se fissurer
Et les arguments sont souvent un peu courts, à l’image de
ceux avancés sur Facebook par cet homme d’affaires originaire du Sud :
« Nous autres sommes venus sur terre pour gouverner. » Dans une vidéo
devenue virale, un autre militant du Rassemblement démocratique du
peuple camerounais (RDPC, au pouvoir) s’aventure encore plus loin face à
un ministre médusé : « Un génocide se prépare. Dites-nous quelles
dispositions nous devons prendre pour nous défendre ! »
Un grand melting-pot
Dans un Cameroun traversé par des courants contraires,
aucune enquête d’opinion n’accrédite l’exacerbation de ces replis
identitaires. Les autorités elles-mêmes ne semblent pas inquiètes. En
dépit de la colère qui gronde depuis des mois dans les provinces anglophones, elles ne pensent pas que l’unité camerounaise puisse véritablement se fissurer.
Elles sont convaincues qu’un sentiment national a fait le ciment de ce melting-pot où cohabitent 250 langues,
où deux religions monothéistes se sont accommodées de l’animisme, où
les territoires colonisés par les Britanniques se sont joints à ceux
administrés par les Français et où les mœurs sahéliennes du Septentrion
coexistent avec celles des peuples des forêts méridionales…
Les différences culturelles n’ont jamais été un tabou au Cameroun
Et, de fait, les différences culturelles et linguistiques
n’ont jamais été un tabou au Cameroun. Plusieurs générations
d’humoristes en avaient d’ailleurs fait leur fonds de commerce, tel
Jean-Miché Kankan brocardant sans pitié la « radinerie bamilékée », ou
Essindi Mindja moquant les manières des ruraux du Nord.
Anglophones discriminés ?
Mais ces derniers mois, le modèle a montré ses limites. Les
lignes de fracture sont devenues si marquées que plus personne n’a envie
d’en rire. L’arbre de la nation camerounaise cache désormais une forêt
de micro-nationalités. À preuve, la multitude d’associations
villageoises qui geignent à longueur de temps pour réclamer leur part du
gâteau.
Au sein des couches populaires comme dans l’élite, on se
regroupe par affinités régionales. Les avocats originaires du Littoral
se concertent au sein de Sawa juristes (Sajur), ceux de l’Ouest se
retrouvent dans l’A3j et ceux du Centre et du Sud-Est au sein de
l’association Agnan…
Les Anglophones se plaignent de n’avoir jamais occupé les fonctions les plus prestigieuses du pays
Ainsi va désormais le Cameroun. Les revendications ethno-régionalistes rythment la vie publique. S’estimant discriminés, les Anglophones se plaignent de n’avoir jamais occupé les fonctions les plus prestigieuses du pays.
Ils n’ont « eu » ni le secrétariat général de la présidence ni les
ministères clés de la Défense, de l’Administration territoriale, des
Relations extérieures ou de l’Économie.
Ils n’ont dirigé ni la gendarmerie ni la police. Aucun
d’entre eux n’a jamais pris la tête des grandes entreprises que sont la
Société nationale des hydrocarbures (SNH), la Société nationale de
raffinage (Sonara) ou le Port autonome de Douala… Ils ont la primature
mais regrettent de n’avoir que peu de ministères de plein exercice ou de
secrétariats d’État.
Récupération politique
« Le silence des ministres et directeurs généraux
anglophones à l’égard de la crise actuelle montre bien que certains
espèrent que la situation se dégrade davantage pour se poser en
recours », estime le politologue Njoya Moussa. En embuscade, plusieurs
proches de Paul Biya, dont Paul Atanga Nji, le secrétaire permanent du
Conseil national de sécurité, qui se verrait bien en premier anglophone
ministre de la Défense…
Avant lui, Peter Mafany Musonge s’était un temps rêvé à la
présidence du Sénat, alors qu’il dirigeait déjà le groupe parlementaire
RDPC de la Chambre basse. Erreur… Paul Biya a si peu apprécié qu’il l’a
relégué en juillet à la tête de la fantomatique Commission nationale
pour la promotion du bilinguisme.
Depuis l’indépendance, les présidents ont joué avec les identités pour consolider leur pouvoir
Mais les anglophones n’ont pas été les premiers à
s’inquiéter de leur faible représentativité au sommet de l’État. En
2002, les trois régions du Nord entreprirent de compter les leurs dans
la haute fonction publique, à la tête de l’armée et jusque dans les
rangs du gouvernement. Depuis, le phénomène s’est aggravé et a montré
les limites du système de distribution de la richesse nationale fondé
sur une clé de répartition ethno-régionaliste.
« Ce système n’est pas nouveau, explique un sociologue qui
préfère garder l’anonymat tant la question lui paraît délicate. Depuis
l’indépendance, les deux présidents successifs du Cameroun ont joué avec
les identités pour consolider leur pouvoir. »
Musulman et originaire de Garoua (Nord), Ahmadou Ahidjo
avait constitué un bloc nordiste dominé par les Peuls, analyse-t-il. Il
avait également conforté un ensemble Centre, Sud et Est autour de
Yaoundé, qui rassemblait des populations « forestières » et où les Bétis
étaient les mieux lotis. Le troisième grand bloc correspondait aux
Grassfields des plateaux de l’Ouest, dont le centre de gravité se
trouvait en pays bamiléké, dans la ville de Bafoussam.
Fragmentation des régions
Lorsqu’il arrive au pouvoir, Paul Biya change radicalement
de méthode. Le Grand Nord est éclaté en trois provinces : ainsi naît
l’Extrême-Nord, un réservoir électoral à la démographie galopante,
constitué de populations chrétiennes et animistes kirdis, trop heureuses
de se défaire de l’hégémonie peule.
L’ethnicisme n’a cessé d’inoculer son venin dans le vivre-ensemble camerounais
Il fera la même chose dans les provinces du Sud en rebattant
les cartes de la géopolitique identitaire en faveur des Fangs et des
Bulus au détriment des autres ethnies forestières. Sous Biya, le
Cameroun est passé de sept à dix provinces (lesquelles sont
officiellement devenues des régions en 2008) avec, chaque fois, un
système officieux de quotas à respecter en matière d’accès à l’emploi,
de ressources budgétaires et de projets de développement. Légitimant de
fait les revendications régionales.
Sur cet échiquier géopolitique, Paul Biya s’illustre en
maître absolu. Récompensant les uns, sanctionnant les autres, le chef de
l’État manie la carotte et le bâton pour gérer le pays et neutraliser
ses adversaires. Ainsi, quand John Fru Ndi arrive en deuxième position à
la présidentielle de 1992, Biya nomme le cousin de celui-ci, Simon
Achidi Achu, à la primature.
Résultat : le Nord-Ouest, sa région d’origine, lui en sait
gré, et l’influence de Fru Ndi est contenue. Le chef de l’État s’est
aussi appliqué à faire payer au Noun, l’un des huit départements qui
composent l’Ouest, sa fidélité à l’Union démocratique du Cameroun (UDC),
de l’opposant Adamou Ndam Njoya. Vaste mais marginalisé, le Noun ne
peut revendiquer que le poste de ministre délégué aux Transports.
La stabilité repose sur la détente entre les Béti-Bulu de Biya et les populations du Nord
Risque d’explosion
Les règles qui régissent ce savant équilibre n’ont pas
échappé à Janet Garvey, ancienne ambassadrice des États-Unis au
Cameroun, dont les câbles diplomatiques ont été révélés par WikiLeaks.
« L’équation de la stabilité du Cameroun repose sur les
variables de la détente entre le groupe ethnique Béti-Bulu de Biya,
majoritaire dans la région Sud, et les populations des trois régions
nordistes, connues comme le Septentrion, qui sont ethniquement et
culturellement distinctes du reste du pays, a-t-elle écrit. Le
Septentrion soutiendra Biya aussi longtemps qu’il voudra rester
président… mais n’accepterait pas un successeur qui soit un autre
Béti-Bulu ou un membre du groupe ethnique bamiléké, aux puissantes
assises économiques. »
Force est aussi de constater que planent encore les fantômes
de la violente purge anti-nordiste orchestrée par des officiers
sudistes à la suite du coup d’État manqué du 6 avril 1984. Ces hauts
gradés, dont certains sont encore en activité, redoutent une revanche
des nordistes, et une partie de l’establishment y croit aussi.
Au point que, quand des combattants nigérians de Boko Haram
commencent à faire des incursions dans l’Extrême-Nord, des politiciens
n’hésitent pas à dénoncer – sans preuves – la naissance d’une
« rébellion nordiste ». Craignant une collusion, l’état-major de l’armée
hésite même à y missionner des officiers originaires de la région.
L’ethnicisme n’a cessé d’inoculer à jet continu son venin
dans le vivre-ensemble camerounais. La politique lui a payé un lourd
tribut. Aujourd’hui encore, dans l’esprit de ceux qui combattent le
régime de Yaoundé, les préjugés n’ont pas changé. Un opposant fang, béti
ou bulu sera toujours soupçonné de frayer en secret avec le pouvoir.
Cette défiance pose un problème dont on n’a pas encore
trouvé la solution. Le constitutionnaliste Joseph Owona a proposé
« d’inventer une alternativité régionale équitable » consistant en une
rotation du pouvoir suprême entre toutes les régions du pays. Il n’a pas
été suivi.
En attendant, la montée des revendications identitaires dans
un contexte d’amenuisement des ressources budgétaires, à la veille
d’une échéance électorale capitale, fait du Cameroun une Cocotte-Minute
sous pression.
Source: Jeune Afrique