Alors que le président Robert Mugabe affirme être détenu à son
domicile, dans une capitale en partie
contrôlée par l’armée, la fronde
des militaires zimbabwéens révèle les fractures entre les vétérans de la
guerre de libération et l’ambitieuse Grace Mugabe.
Spécialiste du Zimbabwe au Centre d’étude d’Afrique noire
(CEAN), Daniel Compagnon analyse les deniers événements survenus dans le
pays, 24 heures après que l’armée a pris position dans la capitale.
La situation est toujours confuse au Zimbabwe, ce mercredi 15 novembre. Assiste-t-on à un coup d’État ?
Coup d’État ou pas, c’est une question technique. On assiste
aujourd’hui à l’aboutissement d’une logique d’affrontements entre
factions. Ce sont des luttes très anciennes que, jusque-là, Robert
Mugabe avait toujours su arbitrer, dressant les rivaux les uns contre
les autres.
Mais lorsqu’il a renvoyé le vice-président Emmerson
Mnangagwa, le 6 novembre, la machine s’est déréglée. La réaction de la
haute caste militaire, dirigée par le chef d’état-major Constantino
Chiwenga, est une riposte destinée à empêcher que la purge se poursuive,
tout en bloquant l’irrésistible ascension vers le pouvoir de la
première dame, Grace Mugabe. Ce limogeage était le coup de trop.
Pour le compte de qui l’armée agit-elle ?
Aujourd’hui, celui qui incarne le mieux les intérêts de la faction représentée par Chiwenga, c’est Mnangagwa
On peut s’étonner que Constantino Chiwenga se soit retrouvé à
la tête de cette opération car il se montrait jusque-là très discipliné
et il a toujours appuyé Mugabe. Lors des élections de 2008, c’est lui
qui avait dit que s’il venait à remporter les élections, Morgan
Tsvangirai ne serait pas soutenu par l’armée. N’ayant pas participé à la
guerre de libération, ce dernier, à ses yeux, n’avait pas la légitimité
requise.
Depuis l’indépendance, l’armée est toujours demeurée fidèle à
Robert Mugabe, notamment parce qu’elle a toujours été organisée selon
un système de clientèle où les promotions étaient liées à la loyauté
politique plutôt qu’à la compétence. Mais aujourd’hui, alors que tous
pensent à la succession, celui qui incarne le mieux les intérêts de la
faction représentée par Chiwenga, c’est Mnangagwa.
Le vice-président déchu est un des leaders emblématiques de
la caste au pouvoir. Celle-ci tient à ses privilèges et voyait avec
beaucoup d’inquiétude la montée de la faction organisée autour de Grace
Mugabe. La première dame s’appuyait en effet sur des politiques et des
membres de sa famille plus jeunes, qui n’avaient pas fait la guerre de
libération.
Selon vous, Emmerson Mnangagwa serait donc derrière ce coup d’État ?
Je ne pense pas que Chiwenga, le chef d’état-major, aurait
pris ce genre d’initiative sans s’être concerté étroitement avec
Mnangagwa. A mon avis, il n’a pas l’intention d’exercer le pouvoir
lui-même. Il sait qu’il n’en a pas les capacités et serait bien plus à
l’aise dans un rôle de second plan – pourquoi pas comme vice-président
ou ministre de la Défense.
Mnangagwa est le seul à pouvoir sauvegarder les intérêts de cette élite tout en tentant de normaliser la situation du Zimbabwe
C’est d’ailleurs pour cela que le terme « coup d’État » ne
me convient pas. Cela sous-entendrait que ces officiers ont pour
intention de substituer une junte militaire au pouvoir civil. Or je
pense que ce n’est pas le scénario qu’ils ont en tête.
Emmerson Mnangagwa est le seul à pouvoir sauvegarder les
intérêts de cette élite tout en tentant de normaliser la situation du
Zimbabwe. En lâchant un peu de lest vis-à-vis de l’opposition, en étant
un peu plus respectueux des droits de l’homme et un peu plus ouvert aux
bailleurs de fonds internationaux afin d’essayer de rétablir la
situation économique et sociale, qui est extrêmement dégradée… C’est
aussi le meilleur candidat pour maintenir un semblant d’unité et éviter
que les différentes factions règlent leurs comptes de façon sanglante.
Quel rôle jouent les vétérans de la guerre de
libération ? Depuis l’Afrique du Sud, ils ont fait une déclaration
prônant l’éviction de Mugabe…
L’Association zimbabwéenne des vétérans de guerre, qui a été
créée en dehors du parti au pouvoir par Margaret Dongo, une ancienne
dissidente, est très politisée. Robert Mugabe a eu avec elle des
relations chaotiques : ils étaient tantôt adversaires, tantôt alliés.
Récemment, ils étaient à nouveau fâchés puisque la purge a également
visé le président de cette organisation, qui a été limogé l’année
dernière.
Les vétérans ont tout intérêt à ce que Mnangagwa l’emporte car ils savent qu’avec Grace Mugabe, la lutte de libération fera partie du passé
L’association, dont les membres s’arrogent le titre de
vétérans – tous ne le sont pas – et la rente honorifique de la guerre de
libération pour faire pression sur le pouvoir, constitue une des
factions politiques en présence. Les vétérans ont tout intérêt à ce que
Mnangagwa l’emporte car ils savent qu’avec Grace Mugabe, la lutte de
libération fera partie du passé. Ce sont des alignements très
pragmatiques.
Assiste-t-on vraiment à la fin du règne de Robert Mugabe, 29 ans après son accession au pouvoir ?
Emmerson Mnangagwa est un homme politique très fin – ce qui
ne l’empêche pas d’être aussi très brutal. Aussi, il n’est pas exclu
qu’il estime plus opportun de ménager Robert Mugabe, qui est une figure
tutélaire. Il pourrait donc assumer l’effectivité du pouvoir et laisser
Mugabe à son poste jusqu’au congrès du parti, en décembre, ou jusqu’à
l’élections présidentielle prévue en 2018. Dans ce cas, Mugabe ne serait
plus qu’un président sans pouvoir.
Quoi qu’il en soit, pour que ce dernier reste au pouvoir,
encore faudrait-il que l’abcès de la succession soit crevé une fois pour
toute et que Mnangagwa ait été désigné comme dauphin, d’une manière ou
d’une autre.
Comment Robert Mugabe en est-il venu à perdre la main ?
C’est l’âge, tout simplement. Il a 93 ans, il a connu
récemment plusieurs ennuis de santé et il apparaît affaibli. A plusieurs
reprises cette année, il a dû se rendre à Singapour pour se soigner.
On peut imaginer qu’à certains moments où il n’est pas en
pleine possession de ses moyens, quelqu’un comme Grace Mugabe en
profite. Elle a beaucoup de moyens de pression sur lui, et depuis pas
mal d’années elle le travaille au corps. Il a longtemps été un animal
politique impressionnant, mais cela ne l’empêche pas d’être sujet à
l’erreur et à la faiblesse.
Par Jeune Afrique