Le Gabon commémore ce samedi le dixième anniversaire de la disparition de son ancien président, Omar Bongo, qui a gouverné le pays pendant 42 ans. Entretien avec Antoine Glaser, auteur de plusieurs ouvrages sur les relations franco-africaines.
Omar Bongo,
mort le 8 juin 2009, était peu à peu devenu un interlocuteur majeur de
Paris, en tant que dirigeant d’une ancienne colonie française riche en
ressources pétrolières et l’un des chefs de file de la Françafrique.
Retour
sur cet allié essentiel et encombrant que fut Omar Bongo pour les
gouvernements français successifs depuis les années 1960, avec le
journaliste Antoine Glaser.
RFI : Comment qualifieriez-vous les relations que la classe politique française a entretenues avec le Gabonais Omar Bongo ?
Antoine Glaser :
Je dirais qu’elles ont été à la fois essentielles et encombrantes.
Essentielles car le Gabon est un pays important pour la France à cause
de ses inépuisables ressources. En même temps encombrantes car les
relations françaises avec ce pays dirigé depuis 50 ans par le clan Bongo
incarnent les pesanteurs de ce qu’on a appelé la « Françafrique ».
Quand
Omar Bongo est arrivé au pouvoir à Libreville au milieu des années
1960, la France cherchait à compenser sa perte des ressources minières
algériennes suite à l’indépendance de l’Algérie en 1962. Elle s’est donc
tournée vers le Gabon, qu’on appelait à l’époque le « pays PUM »
à cause de son sous-sol riche en pétrole, en uranium et en manganèse,
trois ressources stratégiques pour un pays industrialisé comme la
France.
Intronisé à la tête du pays par Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique »
du général de Gaulle, Omar Bongo a indéniablement permis aux
entreprises de l’hexagone de se tailler la part du lion dans les
ressources gabonaises. La classe politique française a également
bénéficié de ces ressources car le dispositif mis en place par Bongo a
alimenté au passage les partis politiques français, toutes obédiences
comprises. « Le pétrole gabonais arrose l’ensemble du jardin
politique de France et de Navarre. Il n’y a pas une fleur qui soit
restée à l’écart », m’a dit un homme d’affaires français à l’époque
où le pétrole coulait à flots. Cette générosité d’Omar Bongo a été
source des turpitudes qui caractérisent les liaisons françafricaines.
L’homme avait pourtant été adoubé par de Gaulle qui l’aurait qualifié de « type valable »…
Le général de Gaulle connaissait le potentiel en ressources minières du Gabon. Alors quand le premier président Léon M’Ba est
tombé gravement malade en 1965, il lui fallait à la tête du pays
quelqu’un en qui il pouvait avoir confiance. Omar Bongo, qui avait été
élève officier de réserve dans l’armée de l’air française, affecté au
renseignement, avait le profil idéal pour succéder au très loyal M’Ba
qui agonisait dans un hôpital français, des suites d’un cancer. Bongo
aurait eu même droit à un entretien avec le général en personne, à
l’Élysée. Satisfait, le général l’a fait nommer vice-président suite à
un habillage constitutionnel. À la mort de Léon M’Ba en novembre 1967,
Bongo est devenu président du Gabon.
► À écouter aussi : Archives d'Afrique – Portrait d'Omar Bongo (1/18)
Omar
Bongo s’est révélé être un tacticien hors pair, oscillant entre
clientélisme et poigne de fer sur le plan intérieur et loyauté et
volontarisme par rapport à ses parrains de la Françafrique. D’où vient
cette intelligence politique, alors que l’homme a commencé sa carrière
comme fonctionnaire aux PTT ?
Il avait
occupé de nombreuses fonctions au sein du gouvernement avant d’accéder à
la présidence. Il avait impressionné Jacques Foccart par sa mémoire
prodigieuse et sa compréhension des enjeux historiques de la période
postcoloniale. « Madré », « rusé », « charismatique »
sont des termes qui reviennent dans la bouche des observateurs qui ont
suivi de près son évolution. Sa grande qualité à mes yeux était d’avoir
su gérer avec un égal savoir-faire ce que j’appelle « l’Afrique du jour » et « l’Afrique de la nuit ».
Il a négocié avec ses parrains politiques et financiers à l’Élysée,
sans devenir leur marionnette, et en même temps il a su s’entendre avec
les réseaux ethniques dans son pays, sans le soutien desquels il aurait
eu du mal à gouverner et se maintenir au pouvoir pendant quatre
décennies.
La première fois que je l’ai rencontré, j’étais jeune journaliste à La Lettre du Continent.
Je venais de publier un article dénonçant les malversations au sein de
son entourage, l’instrumentalisation des divisons ethniques du pays et
les problèmes de la démocratie. Il m’a toute de suite mis à l’aise en me
tutoyant. Il m’a ensuite reproché d’avoir écrit qu’il était issu de
l’ethnie minoritaire batéké. « Pourquoi dis-tu que suis téké, je suis aussi obamba »,
m’a-t-il interpellé. L’homme savait composer avec les différents
milieux et établir des ponts avec ceux qui ne partageaient pas ses
valeurs ou ses références identitaires, contrairement à d’autres chefs
d’État africains qui se laissent « bunkériser » dans leurs milieux.
Si
Omar Bongo est devenu grâce à sa longévité au pouvoir, un élément
majeur de la Françafrique, le véritable parrain de ce dispositif en
Afrique était le chef d’État ivoirien Houphouët-Boigny. Les deux hommes
étaient-ils proches ?
Je ne crois pas
que les deux hommes aient entretenu des relations extrêmement
fraternelles ou chaleureuses. Il y avait surtout entre eux une
répartition des tâches pour l’opérationnalisation de la Françafrique.
Comment définir la Françafrique, simplement ? Disons que c’était un
système intégré de réseaux, actifs dans les domaines aussi divers que la
vie politique, la linguistique, l’économique et le militaire.
Houphouët-Boigny qui se considérait comme sa tête de pont politique,
avait élaboré le concept dans une relation franco-africaine étroite.
Avec Jacques Foccart, les deux hommes croyaient fermement à une
communauté de destin entre la France et l’Afrique. Or, Foccart était à
Paris et Houphouët à Abidjan, mais ils restaient en contact en
s’entretenant par téléphone tous les mercredis.
À l’intérieur de
ce dispositif, le rôle d’Omar Bongo consistait à organiser et à
accueillir dans son pays les opérations militaires secrètes menées par
la France en Afrique. Par exemple, c’était bien au Gabon qu’étaient
installés les mercenaires de Bob Denard.
C’est du Gabon qu’ont décollé en 1967 les avions transportant des armes
à destination des sécessionnistes du Biafra (Nigeria), soutenus entre
autres par la France et la Côte d’Ivoire. C’est encore à partir du Gabon
qu’a été lancée en 1976 une opération de déstabilisation manquée du
Bénin sous Mathieu Kérékou.
Pour dire simplement, Houphouët-Boigny était la tête pensante de la
Françafrique et à Omar Bongo incombait la maîtrise d’œuvre. À lui aussi
d’en assurer le financement, grâce à l’argent du pétrole.
Le
nom d’Omar Bongo reste associé à de nombreux scandales financiers et de
malversations tels que l’affaire Elf qui a éclaté en 1994 suite à une
enquête de la Commission des opérations boursières ou plus récemment
l’affaire dite des « biens mal acquis ». Pourtant il n’a jamais été réellement inquiété par la justice française. Pourquoi ?
L’homme
était devenu intouchable à cause de son influence politique. Il a
utilisé l’argent du pétrole pour acheter l’amitié et les silences des
puissants. Il s’agissait de financements occultes dont les bénéficiaires
étaient les partis politiques français. Pendant longtemps, c’était
principalement le RPR et les gaullistes qui ont été les récipiendaires
de cette manne gabonaises. À partir de l’arrivée de François Mitterrand
au pouvoir en 1981, la gauche a eu droit également à des valises
remplies de billets de banque. On raconte que le pouvoir socialiste lui
aurait témoigné sa gratitude en renvoyant à sa demande le ministre de la
coopération Jean-Pierre Cot, dès 1982. Bongo accusait le cabinet du
ministre d’avoir transmis des dossiers compromettant le concernant au
journaliste Pierre Péan. Le livre commis par ce dernier Affaires africaines (Fayard)
comporte des pages particulièrement critiques dénonçant l’alliance des
politiques, des pétroliers et des barbouzes au sommet de l’État
gabonais.
En 2008, le président gabonais reviendra à la charge,
cette fois avec son homologue Nicolas Sarkozy. Il l’obligera à se
séparer de son secrétaire d’État à la coopération, Jean-Marie Bockel,
qu’Omar Bongo soupçonnait d’avoir transmis des informations
confidentielles sur son patrimoine immobilier et mobilier au juge
d’instruction chargé d’instruire le dossier sur les biens mal acquis par
le clan Bongo. Nicolas Sarkozy s’empressera d’éteindre la colère du
président Bongo en envoyant à Libreville Alain Joyandet, son nouveau
ministre, pour le faire adouber par le président Bongo. C’était une
véritable humiliation pour Paris qui donnait l’impression de venir faire
allégéance à Omar Bongo.
La Françafrique dont Omar Bongo fut l’un des principaux artisans, a-t-elle survécu à sa disparition en 2009 ?
Non,
ce système d’interdépendance entre les Français et les Africains
correspond à une période de l’histoire où, à la faveur de la Guerre
froide, Paris avait une très grande marge de manœuvre en Afrique,
notamment dans ses anciennes colonies. La Françafrique, c’était la
cooptation par Paris des élites francophones et francophiles à des
positions de pouvoir en échange de l’accès à des matières premières
stratégiques dont la France avait besoin, notamment le pétrole et
l’uranium. La Guerre froide était une période particulièrement favorable
à ce système de fonctionnement en réseaux mis en place par Jacques
Foccart et que Houphouët-Boigny et Omar Bongo ont contrôlé à leur
avantage. Or, la période de la Guerre froide terminée, ce système s’est
rapidement effondré. Le fait qu’en 2009, Omar Bongo aille se faire
soigner dans une clinique à Barcelone – où il meurt le 8 juin – plutôt
que de venir à Paris, est bien la preuve de sa défiance à l’égard de la
France. La Françafrique est désormais une notion désuète, car l’Afrique
s’est mondialisée.
RFI