
Le général Joseph-Désiré Mobutu est arrivé au pouvoir, le 24 novembre 1965, à la faveur d’un coup d’Etat militaire, qui n’avait pas étonné outre mesure les diplomates en poste à Léopoldville. RFI a pu consulter la correspondance diplomatique récemment déclassifiée par le ministère français des Affaires étrangères. Ces télégrammes montrent que le coup de force n’avait pas provoqué la surprise, ni à Paris ni à Washington.
A Léopoldville, il règne ce jour-là une atmosphère de kermesse. Sur
la place Léopold II, où s’est massé un public nombreux, mais aussi à
l’intérieur du Parlement. On attend avec fébrilité le général Mobutu, qui a pris le pouvoir « par amour de la nation »,
quelques jours auparavant (le 25 novembre 1965). Le jeune officier – il
n’a que 35 ans - doit maintenant annoncer la composition de son
gouvernement. Un détail n’échappera pas à l’ambassadeur de France, qui
assiste à la cérémonie. Quand le général Mobutu fait son entrée à
l’Assemblée, il prend place dans un fauteuil « recouvert de peau de léopard », relève le diplomate.
L’ambassadeur Jacques Kosciusko-Morizet (grand-père de Nathalie)
ignore que ce symbole de la chefferie deviendra l’emblème d’une
dictature qui s’éternisera pendant 32 ans. Mobutu n’a pas encore troqué
son béret pour son célèbre chapeau en peau de léopard. Comme il n’a pas
encore troqué le sabre d’apparat pour sa célèbre canne en bois sculpté,
un autre symbole de son autorité.
L’ascension politique de Mobutu est décrite dans les télégrammes que
le ministère des Affaires étrangères vient de déclassifier. Dans cette
correspondance, les diplomates en poste au Congo relatent ses faits et
gestes, quasiment au jour le jour, pour comprendre qui est ce nouvel « homme fort ».
Quelques jours après son coup d’État, dans l’espoir de frapper les
esprits, Mobutu prononcera un discours devant 30 000 personnes au stade
roi Baudoin (l’actuel stade Tata Raphaël). Concert de la Garde
républicaine, carrousel de motocyclistes de l’escorte présidentielle,
démonstration de close-combat exécutée par des parachutistes, tout est
fait pour tenir en haleine le public.
« Balayer cette politicaille »
Lorsque le général Mobutu s’approche du micro, les ministres présents
se lèvent pour le discours, qu’ils écouteront debout jusqu’à la fin. Le
nouveau maître de « Léo » - en chemise de parachutiste, col ouvert -
explique les raisons de son coup d’État. Il en avait assez des conflits
politiciens, de l’inertie administrative, de la corruption, etc. Il
entendait désormais « balayer cette politicaille ».
Le général assure qu’il restera au pouvoir « pendant cinq ans », précise l’ambassadeur Kosciusko-Morizet, qui rapporte la teneur de son discours dans ses grandes lignes : « On
pourrait en 1970 dresser le bilan : le Congo d’aujourd’hui avec sa
misère, sa faim et ses malheurs serait transformé en pays riche et
prospère. » Exhortant tous les Congolais à se « retrousser les manches », Mobutu invite alors ses ministres à joindre le geste à la parole. « Tous
docilement enlevèrent leurs vestes et leurs cravates et retroussèrent
leurs manches de chemise, ajoute le diplomate. Toute la foule les imita
joyeusement. »
Au Congo, tout le monde ne fera pas preuve du même enthousiasme.
Surtout pas à Elisabethville (aujourd’hui Lubumbashi), l'éphémère
capitale de l’État autoproclamé du Katanga (1960-1963). Le gouverneur du
Katanga oriental, Godefroid Munongo, ne cache pas « la déception
que lui inspire l’installation d’une dictature militaire dont il veut
cependant espérer qu’elle ne durera pas cinq ans », écrit Jacques Videlier, consul général de France à Elisabethville, le 1er décembre 1965.
Soulagement du public
Les Katangais qui entretiennent de bonnes relations avec la Rhodésie
voisine (notamment parce que l’Union minière a besoin de charbon
rhodésien pour ses mines de cuivre) voient, toutefois, le coup de force
de Mobutu d’un bon œil. Kasa-Vubu passe, à Elisabethville, pour un
gauchiste. Surtout depuis qu’il a félicité le président Kwame Nkrumah
pour ses efforts pour libérer l’Afrique de la domination étrangère (au
sommet de l’Organisation de l’unité africaine, en octobre 1965, à
Accra).
« Il suffisait d’entendre les conversations pour comprendre que
la majorité des Africains et la quasi-totalité des Européens étaient
satisfaits, assure le consul Videlier. Le grand public éprouvait un
soulagement. Plus particulièrement, les milieux restés fidèles à M.
Tshombe – et ils sont encore la grande majorité – respiraient en
apprenant que le président Kasa-Vubu avait été renversé. »
Cela n’empêche pas les Katangais de se méfier de l’armée qui vient de prendre le pouvoir à Léopoldville. « Chacun,
blanc ou Noir, la redoute plus ou moins, car chacun sait qu’elle
excelle davantage dans l’art de tracasser les civils que dans celui de
pourchasser les rebelles, résume le diplomate. Qu’elle prenne en main
tous les attributs du pouvoir ne laisse présager rien de bon. »
Mobutu espère arracher son pays au sempiternel conflit entre le
président Kasa-Vubu, personnage austère et solitaire, et le Premier
ministre Moïse Tshombe, tribun connu pour ses largesses. Bien qu’il ait
été l’homme de paille de la Belgique, l’ex-président du Katanga
indépendant est très populaire, y compris à Léopoldville, depuis la fin
de la sécession du Katanga. Cet anticommuniste est perçu comme l’homme
qui ne reste pas les bras croisés face aux rébellions, qu’il s’agisse
des Simba (maoïstes) ou des forces de Laurent-Désiré Kabila (père de
l’actuel président).
Il est tellement corrompu, toutefois, que ses adversaires le
surnomment « monsieur Tiroir-Caisse » (1). Un diplomate français dira
plus… diplomatiquement que Tshombe a les « moyens financiers pour rendre plus compréhensifs certains hésitants ».
Ses ennemis lui reprochent notamment d’acheter les parlementaires
lorsque ces derniers sont appelés à voter la confiance au gouvernement.
En octobre 1965, un mois donc avant le coup d’État de Mobutu, les
tensions entre Kasa-Vutu et Tshombe étaient si vives que des rumeurs
circulaient sur un affrontement, en pleine capitale, entre l’armée
(fidèle au président) et des mercenaires (fidèles au Premier ministre).
Dans un discours en forme de réquisitoire, le chef de l’État avait
alors fustigé Tshombe pour la sécession katangaise et sa corruption. Il
lui avait surtout reproché d’être rejeté par l’Afrique entière pour son
rôle dans l’assassinat de Patrice Lumumba, le dirigeant nationaliste
assassiné en 1961. « Jamais on n’avait entendu le solitaire du
Mont-Stanley parler d’un ton aussi ferme et véhément, relève
l’ambassadeur Kosciusko-Morizet dans un télex daté du 13 octobre 1965. A
certains moments, les tremblements de sa voix laissaient percer une
exaspération, voire une haine, longtemps difficilement contenue. »
Le troisième homme
La guerre d’usure entre Kasa-Vubu et Tshombe, espérait-on à
Washington, se terminerait en faveur du premier, même si le « numéro
un » congolais ne suscitait guère l’enthousiasme au département d’État.
La position américaine ? « Si M. Kasa- Vubu (…) met autant d’énergie
à diriger son pays qu’il en a apporté à se débarrasser de M. Tshombe,
c’est bon signe. Mais s’il redevient le ‘Bouddha énigmatique’, plus
occupé à détruire qu’à construire, alors qu’adviendra-t-il de son
pays ? » C’est du moins le résumé qu’en fait l’ambassade de France aux États-Unis.
Dans la capitale américaine, on mise déjà sur un troisième homme, qui
a déjà été reçu à la Maison-Blanche par John F. Kennedy. « Le
comportement du général Mobutu est, dans cette affaire, suivie à
Washington avec attention : "mauvais militaire, mais bon politicien", écrit Bruno de Leusse, ministre conseiller en poste à Washington. Il pourrait (…) être prochainement l’arbitre de la situation ». Il ne croit pas si bien dire. Son télex est daté du 17 novembre 1965, c’est-à-dire huit jours avant le coup d’État de Mobutu.
L’ambassadeur Kosciusko-Morizet avait fait le même constat à Léopoldville : « Le général Mobutu demeure toujours un des éléments déterminants de l’évolution de la crise. » Kasa-Vubu restait maître du jeu, certes, mais uniquement « dans la mesure où l’appui du général Mobutu [continuait] à lui être acquis ».
Kasa-Vubu avait-il anticipé le coup force de cet officier, de ce
proche ? (Le président était le parrain de l’un de ses fils.) Avait-il
senti le vent de la trahison se lever ? Toujours est-il que Kasa-Vubu a
jugé bon de promouvoir Mobutu au rang le plus élevé de l’Armée nationale
congolaise : lieutenant général. Il s’agissait là d’une récompense pour
services rendus depuis cinq ans à la tête de l’armée, selon Jacques
Kosciusko-Morizet, mais aussi d’« une habileté politique du chef de
l’État particulièrement soucieux dans les circonstances présentes, de
ménager celui qui détient en fait le pouvoir militaire ».
Après le putsch, le général fera le nécessaire pour mieux contrôler
son armée. Il commencera par s’adjoindre comme conseiller militaire le
général belge Édouard-Paul Delperdange. « Cette réorganisation du
haut-commandement a essentiellement pour but de permettre au général
Delperdange de faire prendre directement par le général Mobutu les
décisions militaires », souligne l’ambassade de France. Lors de son premier coup d’État, le 14 septembre 1960, lequel visait à « neutraliser »
la classe politique – à commencer par Kasa-Vubu et le Premier ministre
Lumumba -, Mobutu avait exercé le pouvoir de manière provisoire. Un « collège des commissaires généraux », une junte de jeunes universitaires, avait fonctionné pendant moins de quatre mois.
En 1965, s’il promettait de rester au pouvoir pendant cinq ans, il
faisait déjà le nécessaire pour tenir bien plus longtemps encore…
(1) Voir Jean-Pierre LANGELLIER, Mobutu. (Perrin, 2017).
RFI

