Pour l’écrivaine franco-sénégalaise, dénoncer les idées du FN ne
suffit plus. Il faut tenter de comprendre les racines du mal et œuvrer
pour la cohésion sociale.
C’est désormais une figure du web français rendue célèbre
par des vidéos chocs, dénonçant avec des formules bien senties
l’asymétrie des rapports entre pays riches et pays pauvres ou la
politique migratoire de l’Europe.
À 49 ans, Fatou Diome publie chez Flammarion Marianne porte plainte !,
un long poème tout en prose adressé à une femme républicaine, où
l’écrivaine franco-sénégalaise évoque les questions qui assaillent la
France en cette période électorale, de manière subliminale ou directe :
l’islamophobie, le terrorisme, l’identité nationale et les excès de ses
défenseurs.
Un livre lucide et engagé, qui invite à la vigilance et
rappelle qu’on peut faire de la politique sans faire de vagues. Un livre
qui résonne aussi comme une injonction à ne pas opter pour le refus de
l’autre en votant pour Marine le Pen. Entre deux trains et deux
conférences, la Strasbourgeoise a reçu JA.
Jeune Afrique : Que pensez-vous de la campagne présidentielle ?
Fatou Diome : J’ai hâte qu’elle se termine
pour que les esprits s’apaisent. Le président élu n’aura alors plus qu’à
agir. Ceux qui ont excité les peurs passeront aussi à autre chose.
Emmanuel Macron et Marine Le Pen au second tour, cela ne vous inquiète pas ?
Il faut avoir confiance en l’intelligence de Macron. Il est
instruit, éduqué, et il a des arguments. Il saura se défendre, et à
travers lui toutes les personnes qui ne se reconnaissent pas en Marine
Le Pen. Il n’est pas seul, les nombreux porteurs d’idées autour de lui
ne se laisseront pas faire. Rester optimiste est un joli pied de nez à
ceux qui veulent vous maltraiter ou vous déprimer. Garder le sourire et
la tête haute est un geste subversif qui désespère l’ennemi.
Marine Le Pen apparaît comme votre bête noire.
Je n’ai pas de bête noire, mais il y a des idées que je
déplore. Nous devons combattre le racisme, c’est évident. Mais il faut
surtout éduquer les gens pour l’empêcher de s’insinuer dans leur tête.
Parce que le savoir ôte de la force à la haine, l’éducation reste le
meilleur antidote face aux menaces qui guettent la société. Dans cette
ambiance électorale, les pyromanes voudraient passer pour des pompiers.
C’est le combat le plus difficile à mener.
L’accession du Front national au second tour semble susciter moins d’émotion qu’en 2002. Que s’est-il passé ?
Des responsables politiques ont encouragé les discours dits
décomplexés. Quand vous décomplexez les humains, vous fabriquez des
sauvages. La morale réclame de la retenue, de l’élégance, du respect.
Les gens qui prétendent s’exprimer de manière décomplexée
perdent toute moralité et toute courtoisie. Ce qu’ils murmuraient avant,
ils vous le crachent à la figure. Mais ce n’est pas une raison pour
baisser la tête. On est ici, on habite ici, on est d’ici. Les personnes
d’origine étrangère doivent pouvoir redresser la tête et revendiquer
leur part de France. Je n’accepte pas d’être expropriée de la mienne.
Comprenez-vous que certains Africains soient convaincus par les arguments de Marine Le Pen ?
Je ne peux le concevoir. C’est oublier le passé de ce parti,
ses bases, ses fondamentaux. Qu’on soit suffisamment perdu pour se
diriger vers cette zone-là est incompréhensible.
Certains avancent l’idée d’une sorte de plan Marshall qui maintiendrait les Africains chez eux.
L’Afrique n’en a pas besoin. Elle a suffisamment de
richesses. Reste à vendre ses ressources au juste prix, qu’elle doit
fixer elle-même. Il y a un équilibre et un respect mutuel à trouver
entre le continent et ses partenaires économiques. Que l’Afrique arrête
avec la rhétorique de l’aide. Si cette aide devait lui permettre de se
développer, ça se saurait.
Les « identifiables sont parfois maltraités » en France, écrivez-vous.
Oui, la France est parfois marâtre, quand elle persiste à se
percevoir totalement blanche. Quand elle ne reconnaît pas ses enfants
adoptifs. Quand elle s’évertue à traiter comme des étrangers les Noirs,
les Arabes et les Asiatiques, Français nés sur son sol, mais
identifiables à leurs caractéristiques physiques, faisant peser sur eux
un soupçon d’illégitimité qui les fragilise. La France est leur pays,
leur culture, leur histoire. On ne peut pas reprocher aux gens de ne pas
s’intégrer quand on continue de les marginaliser.
Quelle serait la meilleure façon de cultiver la cohésion sociale ?
Il faut arrêter de se focaliser sur les origines et mettre
en avant l’appartenance collective à la nationalité française. La
Constitution stipule qu’elle ne distingue pas les populations suivant
leur religion, leur couleur de peau ou leurs origines. Le citoyen
devrait pouvoir respecter cela.
La population française est multiculturelle, composite,
éclectique, avec plusieurs couleurs, plusieurs religions. Et le
dénominateur commun reste la devise républicaine : liberté, égalité,
fraternité.
Ceux qui viennent d’une culture différente peuvent se
reconnaître dans les valeurs de la République et les respecter. Ils
doivent assumer leur appartenance à la France et s’instruire, apprendre à
découvrir le peuple avec lequel ils sont appelés à vivre. Ce n’est pas
se soumettre, c’est être assez intelligent pour s’adapter.
Et l’adaptation n’est pas une négation de soi. Elle relève
d’ailleurs du respect de soi. Quand vous ne parlez pas la langue du pays
qui vous accueille, quand vous ne faites pas l’effort de comprendre sa
culture et qu’on vous traite mal en retour, c’est que vous l’avez
cherché. Maîtriser les codes permet de trouver sa place et d’être
considéré différemment. Mais cela demande une certaine abnégation.
Et les Africains n’en font pas assez ?
Parfois. Nés en France ou naturalisés, certains n’assument
pas d’être français et fanfaronnent : « Je suis camerounais, je suis
sénégalais. » Quel est donc ce complexe qui consiste à dissimuler cette
autre identité ? Pourquoi se faire octroyer la nationalité française
quand on ne la respecte pas assez pour s’en prévaloir ?
Certes, notre identité africaine est respectable, et nous
devons être en mesure de garder toutes les valeurs qu’elle porte. Mais
admettons qu’une part européenne s’est greffée à nous. Des personnes,
dont des Africains, se sont battues, ont construit politiquement,
culturellement et économiquement ce pays pour permettre à ses citoyens
d’y vivre sereinement. Cela mérite le respect. Comment exiger de la
France qu’elle accepte sa part d’africanité si nous, Africains, rejetons
son identité ?
Vous renvoyez dos à dos les Africains qui n’assument pas leur culture d’adoption et Marianne, qui renie son africanité.
Les adeptes de la pureté des cultures me font peur. C’est
cela qui a créé le nazisme. Toutes les cultures du monde sont le fruit
de mélanges. Dans les pays africains, chaque ethnie présente des
particularités. Pourtant, on arrive à vivre ensemble. Les traditions des
uns deviennent celles des autres.
Le monde moderne interdit d’ériger des murs – de toute
façon, il est désormais trop tard pour cela ; il ridiculise les
nationalistes et les ethnocentristes, qui sont des retardataires. Dans
un monde où circulent les êtres, les marchandises, créer une dichotomie
entre ma langue et celles des autres, mon pays et ceux des autres, ma
culture et celles des autres, est une ineptie.
Le terrorisme s’est invité dans cette présidentielle
avec un attentat perpétré deux jours avant le premier tour. Dans votre
livre, vous regrettez que beaucoup lisent le monde actuel selon le
diktat de Daesh…
C’est une faiblesse intellectuelle. Face aux drames du
terrorisme, il faut prendre de la hauteur. Ceux qui les provoquent au
nom d’idéologies seraient peut-être devenus des bandits pour d’autres
raisons. Les êtres capables de tuer sont des exceptions. Ce n’est pas
parce que certains osent les pires atrocités que nous avons le droit
d’en rendre responsables tous ceux qui partagent la même origine ou la
même religion.
Les terroristes ne demandent pas à leurs congénères la
permission d’agir. Chacun peut comprendre cela, mais on préfère cultiver
les amalgames, alimenter l’islamophobie pour pouvoir détester l’autre
plus facilement. La haine demande toujours peu de réflexion.
Diriez-vous que l’islam est une religion malmenée
aujourd’hui aussi bien par les terroristes que par ceux qui le clouent
au pilori au nom de la laïcité ?
Pris comme prétexte pour assujettir les identités
vacillantes, l’islam donne des arguments aux islamophobes, lesquels en
fournissent aux terroristes. Les extrêmes se rencontrent. C’est pervers.
Plus on dit du mal des musulmans, plus les recruteurs de Daesh tentent
d’embrigader de jeunes Français persuadés d’être les rebuts de la
société. Plus Daesh recrute, plus l’islam apparaît comme une religion
dangereuse.
Aucune religion ne l’est, seuls les fous de Dieu le sont.
Les bourreaux de la Saint-Barthélemy n’étaient pas des musulmans, mais
des catholiques. Les victimes, protestantes, sont bien mortes d’une
fureur religieuse.
Quelle est votre conception de la laïcité ?
Certains politiques l’ont dévoyée, alors qu’il s’agit
simplement de la coexistence pacifique de toutes les religions. La
laïcité, c’est croire à ce que l’on veut, en respectant le droit des
autres d’y adhérer ou pas, en s’abstenant d’envahir leur espace. La
laïcité ne saurait être l’interdiction du culte des autres.
Marine Le Pen promet de renvoyer dans leur pays d’origine les terroristes et les personnes fichées S…
C’est une absurdité. Elle veut les envoyer en Afrique comme
ces déchets toxiques dont l’Europe se débarrasse à bon compte ? Elle
veut nous protéger en les expédiant chez les autres, qui redoutent la
même menace ? À chaque pays d’assumer ses voyous. Un enfant est vôtre ou
il ne l’est pas. Il l’est quand il a de bonnes notes à l’école, quand
il est délinquant ou criminel aussi.
Manuel Valls, l’ex-Premier ministre, a prôné pour sa part la déchéance de nationalité…
C’est un recycleur des idées de droite. J’aime les gens
clairs et francs du collier. Quand on est de droite, on l’assume. Le
fait même que le débat sur la déchéance de nationalité ait pu exister
trahit un basculement idéologique. Il est d’origine espagnole, je suis
d’origine sénégalaise. Il n’est pas plus français que moi. Il est juste
blanc, et moi noire. On a été tous les deux adoptés par Marianne. Il n’y
a aucune raison que je baisse les yeux devant lui.
Autres débats, ceux liés à l’esclavage et à la colonisation. Que vous évoquent-ils ?
Je veux une Afrique debout, qui énumère ses exigences pour
le futur. Je n’ai été ni esclave ni colonisée ; je suis née libre, après
l’indépendance de mon pays. Le complexe colonial, je ne l’ai pas. Ça
peut choquer ? J’assume. Les douleurs de l’esclavage et de la
colonisation, je les ai étudiées en histoire. C’est important pour en
évaluer les conséquences sur le présent, les combattre et construire
l’avenir.
Connaître le passé, ça doit être un socle pour se propulser
vers l’avenir, et non des sables mouvants qui nous emprisonnent. Tant
qu’on se complaît dans la contemplation du passé et qu’on entretient la
douleur qui s’y rattache, on est regardé de haut. Se poser en victime,
c’est se désigner un maître. Votre complexe d’infériorité nourrit le
complexe de supériorité de l’autre. Je préfère qu’on pacifie les
mémoires. Les rancuniers africains et les courtes mémoires françaises
refusent de l’entendre.
Vous évoquez votre grand-oncle, rentré médaillé de
la guerre et qui avait une pension de loin inférieure à celle de ses
collègues blancs. Qu’avez-vous pensé de la récente naturalisation des tirailleurs sénégalais ?
Leur dire que la nation ne les a pas oubliés, qu’elle les
respecte, c’est touchant. Mais naturaliser des gens qui vont mourir
demain, je ne vois pas en quoi cela change leur destin. Si on avait
vraiment voulu les aider, on l’aurait fait des dizaines d’années plus
tôt.
Cela dit, je reconnais à François Hollande le mérite de
regarder le passé de la France avec dignité et respect. J’ai évoqué mon
grand-oncle non pas dans un esprit revanchard, mais pour bien faire
comprendre qu’en France je n’ai aucune raison de raser les murs. Je
foule le même sol que les miens, lorsqu’ils se rendaient au champ de
bataille.
Vous fustigez les intellectuels, tels Éric Zemmour, qui stigmatisent l’autre. Que leur reprochez-vous exactement ?
La prétention. Le nationalisme est une prétention, une
maladie infantile, « la rougeole de l’humanité », comme disait Einstein.
Drapés dans leur arrogance, ces intellectuels régressent. Ils
reviennent à l’enfance de l’intelligence humaine, donc à la bêtise. Le
fameux « c’était mieux avant » rend sot.
Que ferez-vous si Marine Le Pen est élue ?
Je ne me débinerai pas. Je ferai face. Mais, j’en suis convaincue, ce ne sera pas elle. Je ne me suis pas battue pour rien.
Jeune Afrique

