Cela fait bien longtemps que l’unité du clan n’est plus ce qu’elle
était. Depuis vingt-quatre ans, les
descendants du « Vieux » se
disputent son héritage politique et sa fortune fabuleuse. Élevés sous
les lambris de la République, aux côtés des puissants, ses enfants ont
pourtant rarement été au premier plan.
«Là-bas, il n’y a rien à voir, il n’y a plus personne. Le
président avait fait construire vingt-quatre tombes. Aujourd’hui, vingt
et une sont pleines. Tout le monde est mort. » Augustin Thiam, le
petit-neveu de Félix Houphouët-Boigny, est l’un des gardiens du temple.
Devenu chef du canton Akoué,
comme son grand-oncle, et gouverneur de Yamoussoukro, c’est lui qui
peut décider d’ouvrir à un étranger les portes du palais présidentiel de
la ville. Un lieu à la mesure de la mégalomanie d’un chef d’État qui a
fait de son village natal une étrange capitale, aux avenues trop larges,
aux hôtels trop grands, aux bâtiments trop clinquants et à la basilique
gigantesque.
Un palais abandonné par la famille
Retranchée derrière trois lacs artificiels, où s’ébrouent
des dizaines de caïmans sacrés, que Félix Houphouët-Boigny aimait aller
nourrir, et protégée par 22 km de clôture, la maison familiale se devine
encore. Les quatre pièces originelles sont là, bien qu’au fil du temps
le toit de tôle et les murs de banco infestés de termites aient été
remplacés. Gardé par deux béliers de bronze (Boigny signifie « bélier »,
en baoulé), un immense bâtiment de près de 3 000 m2 a aussi été ajouté,
et sous la chapelle repose désormais le « Vieux ». Mais tout autour de
la bâtisse principale, les villas sont un peu délabrées.
Autrefois, on entendait beaucoup de rires dans ce palais. Maintenant, seuls les enterrements nous réunissent
« Plus aucun membre de la famille ne vit ici. Ces maisons
sont occupées par les enfants des employés, leurs amis ou on ne sait
qui », poursuit Augustin Thiam. Seule Monique, la nièce de Félix, y
séjourne encore de temps à autre. « Autrefois, on entendait beaucoup de
rires dans ce palais. Maintenant, nous ne nous retrouvons plus que pour
pleurer. Seuls les enterrements nous réunissent », regrette Yamousso
Thiam, la sœur d’Augustin.
Elle se souvient bien des équipées en voiture. C’était le
vendredi, depuis Abidjan, direction plein nord. Le convoi quittait les
lumières de la ville pour s’enfoncer dans la brousse. Sur la
nationale 1, le voyage vers Yamoussoukro prenait plusieurs heures,
s’éternisait parfois : le président ne manquait jamais de s’arrêter dans
les villages qu’il traversait pour saluer les habitants. Autour de lui,
il y avait alors une joyeuse troupe. « Houphouët était l’aîné des
garçons de sa fratrie. Dès son plus jeune âge, il a dû agir en père de
famille, et il n’a jamais cessé de le faire », explique Frédéric Grah
Mel, auteur d’une biographie consacrée au premier président ivoirien.
La famille au sens large
Sur les routes du pays, il emmenait sa famille au sens large. Ses plus proches : Georges Ouegnin, son fidèle directeur de protocole,
les ministres Camille Alliali et Jean Konan Banny, les Yacé, les Ekra,
et parfois même des chefs d’État étrangers. Il y avait aussi tous ceux
qu’il protégeait. « Houphouët a accueilli dans sa cour beaucoup
d’enfants d’autres dirigeants africains, surtout lorsque ceux-ci
n’étaient plus au pouvoir », précise Augustin Thiam. Ceux du Nigérien
Hamani Diori ont été pris en charge à Abidjan. On pouvait aussi croiser
les familles du Guinéen Ahmed Sékou Touré, du Malien Modibo Keïta ou du
Burkinabè Maurice Yaméogo.
Et puis il y avait bien sûr les propres enfants d’Houphouët.
Ceux qu’il avait eus avec sa première femme, Khadija Sow : Augustin,
François, Guillaume et Marie – Félix, l’aîné, est mort enfant. Il y
avait aussi Florence, la fille qu’il avait eue avec Henriette Duvignac.
Et puis la fille qu’il a adoptée avec Marie-Thérèse, sa seconde épouse :
Hélène, qui est de sang royal. Petite-fille du roi des Baoulés : « Elle
porte mon nom, mais elle est ma suzeraine et je suis son vassal »,
disait son père d’adoption.
Happé par le pouvoir, Houphouët-Boigny n’était pas très présent pour ses enfants. Il a compensé en leur offrant de quoi vivre aisément
Des descendants qui ont toujours fui la lumière et la
curiosité des journalistes. Pour apercevoir leurs visages, il faut se
repasser les images de l’enterrement de leur père. Tenter de les
distinguer au milieu des 7 000 invités, de la quarantaine de chefs
d’État et des politiques ivoiriens. Ce 7 février 1994, derrière
Marie-Thérèse, la veuve, et Henri Konan Bédié, le nouveau président du
pays, ils sont tous là.
Ou presque : fâché depuis plusieurs années avec son père,
Augustin, le deuxième fils, n’est pas venu. Une absence symptomatique
des querelles qui traversent cette famille recomposée. Dès le lendemain
de la mise en terre, tous ont laissé éclater leurs rancœurs, se
disputant l’immense fortune du patriarche et renforçant l’image
d’enfants cupides et oisifs.
Ces héritiers ont toujours évolué dans un univers ouaté et
privilégié. Après avoir fréquenté les bancs de sélects établissements
privés français, trois des quatre premiers ont choisi de vivre loin de
leur pays, jouissant de confortables sommes d’argent et des appartements
offerts par leur père.
Seul Guillaume s’est installé en Côte d’Ivoire et il est
aussi le seul à avoir travaillé. Banquier, opérateur notamment dans le
cacao, il a été le secrétaire général de la Société ivoirienne de
banque. « Happé par le pouvoir et les obligations, Houphouët-Boigny
n’était pas très présent pour ses enfants. Il a compensé en leur offrant
de quoi vivre aisément », poursuit Frédéric Grah Mel.
Ecartés de la politique
Fortune, patronyme totémique : les Houphouët-Boigny avaient
des arguments de poids pour percer dans le monde politique, mais aucun
n’en a fait usage. « La politique ? Il la leur a interdite ! » assènent
ses proches en chœur. « Félix Houphouët-Boigny a toujours dit qu’il en
faisait pour plusieurs générations. Le message était clair. Il a tout
mis en œuvre pour éloigner ses enfants de ce monde-là », confirme
Frédéric Grah Mel. « À table, on n’en parlait jamais », se souvient l’un
d’eux.
À leurs côtés, pour le dîner, il y a pourtant toujours eu de
puissants hommes d’État, de fins stratèges et de nombreux courtisans.
Les liens avec les grandes familles ivoiriennes, les réseaux
ouest-africains et français ont ainsi mené à des mariages – Marie a
d’abord épousé Elpidio Olympio, le fils du premier président togolais,
avant de s’unir à Simplice Zinsou, ancien journaliste et homme
d’affaires ivoirien ; Hélène avait pour mari Marcel Amon Tanoh, l’actuel
ministre des Affaires étrangères, et, plus récemment, Cécile,
l’arrière-petite-fille d’Houphouët, avait pour compagnon Samuel
Maréchal, l’ancien gendre de Jean-Marie Le Pen. Mais rien de plus.
Les Thiam comme relève
Dans la famille, pour trouver la relève, il faut aller
chercher les Thiam. En 1990, devant les caméras de télévision, Houphouët
lui-même les avait désignés, rappelant la coutume de son village. Chez
les Baoulés, le pouvoir se transmet par les femmes. « Dans notre
famille, nous sommes quatre, mes deux sœurs n’ont pas d’enfants, tout
comme l’une de mes cousines. Seule la plus jeune, Amoin, la fille de ma
tante Yamousso, a pu en avoir. Grâce à Thiam, de par la coutume, ce sont
eux mes héritiers directs. »
« Thiam », c’est Amadou Thiam. Journaliste ivoiro-sénégalais devenu ministre de l’Information
puis ambassadeur au Maroc, il a eu sept enfants avec Marietou Sow, la
fille d’Amoin, tous chéris par le patriarche. « Ils ont fait de grandes
études, Houphouët les trouvait très intelligents, il les adorait », se
rappelle un ancien compagnon du dirigeant. Quatre d’entre eux, Daouda,
Augustin, Aziz et Tidjane, ont été ministres. « De quoi se faire
beaucoup d’ennemis, sourit Augustin. Pour nous aussi, la politique était
un tabou absolu. C’est pour cela que nous ne nous sommes lancés
qu’après sa mort. »
En Côte d’Ivoire, être un Boigny est autant un atout extraordinaire qu’un terrible fardeau, conclut la sœur de Thiam
Engagé derrière Alassane Ouattara, Augustin Thiam est un
fervent militant du Rassemblement des républicains (RDR, au pouvoir),
tout comme son frère Daouda, conseiller spécial à la présidence.
Contrairement à leurs frères, Aziz et Tidjane, ils n’ont donc pas choisi
la formation de leur grand-oncle, le Parti démocratique de Côte
d’Ivoire (PDCI).
Leur sœur, Yamousso, a même un temps travaillé avec
l’opposant historique : sous Laurent Gbagbo, elle était conseillère
spéciale chargée des musées présidentiels. « J’ai connu Laurent Gbagbo
dans les années 1990, on s’entendait bien, et je déjeunais de temps en
temps chez lui. Houphouët était encore au pouvoir. Il le savait, parfois
il me demandait même de transmettre des messages », raconte-t-elle.
Aujourd’hui à la tête d’une marque de luxe, elle assure que
la politique n’a jamais été source de tensions dans la famille. Au
contraire, celle-ci pourrait même raffermir leurs liens. Ils sont
désormais plusieurs à imaginer Tidjane, puissant directeur du Crédit
suisse, dans les pas de son grand-oncle. « Nous travaillons d’ores et
déjà pour lui. On prépare le terrain, dans les milieux d’affaires et
diplomatiques. Ce serait un candidat idéal », assure un membre de son
entourage, espérant une candidature à la présidentielle de 2020 ou à
celle de 2025.
À 55 ans, le petit dernier pourrait-il être l’héritier
d’Houphouët ? Devant ses proches, Tidjane Thiam assure pour l’instant ne
pas être intéressé. « Plus que toute autre, notre famille est scrutée,
nous savons que nous n’avons droit à aucun faux pas, conclut sa sœur,
Yamousso. En Côte d’Ivoire, être un Boigny est autant un atout
extraordinaire qu’un terrible fardeau. »
Les femmes de sa vie
Khadija Sow, sa première épouse, est la mère de cinq de ses enfants. Elle est morte après lui, en 2006.
Félix Houphouët-Boigny se sépare d’elle en 1951, après que, à l’occasion d’un voyage en France, il a rencontré Marie-Thérèse Brou (photo),
que l’on surnommera ensuite la « Jackie Kennedy ivoirienne ». Leur
mariage civil est célébré en 1952, mais ce n’est que le 9 mai 1980, la
veille de la visite du pape Jean-Paul II en Côte d’Ivoire, que les époux
s’uniront religieusement.
Au début des années 1980, Félix Houphouët-Boigny se lie avec Binetou Hampâté Bâ, la fille de l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ, mais celle-ci s’éteint peu de temps après.
En 1984, il rencontre Isabelle Grunitzky.
Surnommée La Paix, la fille de Nicolas Grunitzky, le deuxième président
du Togo, restera omniprésente jusqu’à la mort d’Houphouët-Boigny, en
1993
Ses enfants
Félix Houphouët-Boigny a eu cinq enfants avec sa première épouse. L’aîné, Félix, est mort à Bouaké alors qu’il avait une dizaine d’années. Venaient ensuite Augustin et François, décédés respectivement en 2015 et en 2011. Guillaume – le seul à avoir travaillé – vit toujours en Côte d’Ivoire.
Marie, la plus jeune, est rentière et réside à Paris. Le président ivoirien a également eu une fille hors mariage, Florence, décédée en 2007, et il avait adopté Hélène, qui, après avoir vécu à Paris, s’est installée Bruxelles.
Source: Jeune Afrique