« Je ne veux pas mourir, mais notre seul avenir, c'est
l'indépendance. Et ils ne veulent pas nous la
donner. » Réfugié dans un
village nigérian à quelques kilomètres de chez lui, au Cameroun
anglophone déchiré par les violences, Victor Obi, songe, pour la
première fois de sa vie, à prendre les armes.
Cet étudiant de 25 ans dit n’avoir « plus rien à perdre »
depuis qu’il a fui en décembre l’arrivée des soldats à Kajifu, qui
tiraient selon lui au hasard sur les habitants qui n’avaient pas encore
fui en brousse.
« Ils ont abattu ma sœur et mon petit frère », raconte-t-il
avec un élan de haine dans la voix. L’armée pourchassait alors ceux que
le pouvoir de Yaoundé qualifient de « terroristes » : les séparatistes
armés, qui selon des sources sécuritaires, avaient installé l’un de
leurs principaux camps d’entraînement dans l’épaisse forêt équatoriale
entourant Kajifu.
Répression de l’armée
Les deux régions anglophones, qui regroupent 20 % de la
population camerounaise, sont secouées depuis plus d’un an par une
profonde crise politique sur fond de revendications sociales et
économiques vis-à-vis de l’élite francophone qui dirige le pays.
La proclamation unilatérale d’une république indépendante, l’ »Ambazonie », le 1er octobre,
a marqué un tournant. Des dizaines de milliers de personnes ont fui au
Nigeria voisin alors que l’armée réprimait lourdement, hélicoptères de
combat et véhicules blindés à l’appui, ce qui ressemble de plus en plus à
une insurrection armée.
Au moins 26 morts
Les violences ont déjà fait au moins 26 morts chez les forces de sécurité selon un décompte de l’AFP, et un nombre indéterminé de victimes civiles, très peu d’ONG et de médias indépendants ayant obtenu un accès à la zone.
Les partisans de la lutte armée, une nébuleuse de
groupuscules plus ou moins identifiés – dont le gouvernement
autoproclamé de l’Ambazonie s’est désolidarisé, prônant une lutte
« pacifiste » -, multiplient les attaques isolées contre les symboles de l’Etat, devenues ces dernières semaines quasi-quotidiennes.
Dimanche, un sous-préfet a ainsi été capturé
et sa voiture brûlée à Batibo avant la célébration d’une fête
nationale. L’enlèvement a été revendiqué par Lucas Cho Ayaba, leader de
l’Ambazonian Defence Forces (ADF), avec un avertissement clair: « Vous
tuez mon peuple, nous vous poursuivrons jusqu’aux portes de l’enfer ».
Plus de 300 combattants
L’ADF, avec trois autres milices – les Southern Cameroons
Defence Forces (SOCADEF), le groupe homonyme Southern Cameroons Defence
Forces (SCDF) et l’Ambazonia restoration army (ARA) – constituent les
principales forces, « dont le nombre total de combattants » est estimé à
plus de 300, selon le think-tank International crisis group (ICG).
À côté, il y a « une dizaine de groupuscules violents ou
groupes d’autodéfense, comptant en moyenne dix à 30 membres chacun,
comme les Tigers, Vipers ou Ambaland forces ».
Mais très peu revendiquent leurs attaques, et il est très
difficile de savoir précisément qui fait quoi sur le terrain, explique
Hans De Marie Heungoup, chercheur à l’ICG.
Radicalisation de l’opinion publique
Une chose semble sûre : la répression a radicalisé beaucoup
d’anglophones, agriculteurs ou petits fonctionnaires, qui se sentaient
depuis longtemps marginalisés par le pouvoir francophone de Yaoundé,
mais ne s’étaient pas forcément intéressés à la politique jusque-là.
« Les frustrations sont énormes », souligne le pasteur John
Mbe, qui fait partie des 33.000 personnes réfugiées dans l’État de Cross
River (Nigeria), évoquant la corruption, l’absence de routes pour
désenclaver leur région reculée et de débouchés pour vendre les
récoltes. « Vous pouvez passer 13 ans sur les bancs de l’école et ne
jamais trouver d’emploi ».
« Maintenant, beaucoup de gens sont morts, on ne peut pas
rentrer chez nous. Nos jeunes n’ont peut-être pas d’armes ni de
munitions, mais ils sont en colère », assure le pasteur.
« Les gens sont prêts à se battre »
« Les gens dans les camps de réfugiés sont prêts à se
battre », confirme Hans de Marie Heungoup, qui estime le nombre de
combattants potentiels à environ 5 000. « Le principal problème des
groupes ambazoniens est l’absence de financement : s’ils avaient de
l’argent pour acheter des armes, entrainer et nourrir leurs hommes, ils
pourraient lever une armée ».
Faute de moyens, les combattants séparatistes, cachés dans
la forêt et les montagnes quasi impénétrables qui forment la frontière
naturelle entre le Nigeria et le Cameroun, poursuivent une logique de
guérilla inspirée « de la résistance en Afrique du Sud durant
l’apartheid ou en Erythrée », selon une source proche du mouvement.
Dans le département du Manyu, épicentre du conflit, ils
bloquent les axes routiers à l’aide de pneus et de troncs d’arbres pour
tendre des embuscades ou attaquent les bases des forces de sécurité,
principalement armés de fusils traditionnels, de quelques fusils
d’assaut Kalachnikov, de grenades et autres engins explosifs artisanaux.
Les rares armes sophistiquées qu’ils possèdent ont été volées dans les
commissariats.
Préparation « mystique » au combat
« Nous poursuivons deux objectifs dans la défense de la
patrie : la rendre ingouvernable et augmenter le coût de l »occupation’
(de l’armée camerounaise) », expliquait le leader Lucas Cho Ayaba sur
son compte Facebook il y a quelques jours.
À Ikom, ville nigériane voisine du Cameroun, où s’entassent
des milliers de réfugiés, l’inquiétude grandit de voir le conflit se
propager. Aucun camp d’entrainement n’a été découvert au Nigeria, mais
selon plusieurs témoignages recoupés par l’AFP, de jeunes réfugiés se préparent « mystiquement » à partir « combattre ».
Ils se réunissent en petits groupes pour des cérémonies juju
(rite animiste), au cours desquelles ils se scarifient le front pour
mélanger à leur sang des « potions magiques » censées les rendre
« invincibles », raconte un soldat nigérian qui a assisté à l’une
d’elles.
Le soutien d’Abuja
Les autorités d’Abuja, qui ont arrêté et extradé fin janvier 47 militants sécessionnistes,
multiplient les déclarations de soutien à Yaoundé et ont déployé des
soldats le long de la frontière. Mais cela n’a pas empêché les rebelles
anglophones de lancer des attaques depuis le territoire nigérian ces
dernières semaines, selon plusieurs sources sécuritaires.
Fin janvier, ils ont ainsi fait sauter un engin explosif
improvisé sur le poste-frontière camerounais d’Ekok, détruisant en
partie le bureau des douanes.
« La réalité c’est que beaucoup de combattants se cachent
parmi les réfugiés et qu’ils traversent la frontière à leur guise à
travers la forêt », affirme Lawrence Asuquo, chef des services
d’immigration à Ikom. « Ils attaquent l’armée camerounaise, et se
réfugient aussitôt au Nigeria. Ils est quasiment impossible de les
traquer ».
Source: Jeune Afrique