«Inclusive», l’adjectif est devenu incontournable. Accolé au
mot «croissance», son emploi a pour
objet de lui redonner sa gloire
passée et de ne pas en faire un objectif en soi. La croissance doit
dorénavant «inclure tous les Français», car «les inégalités sont
mauvaises pour la croissance», a déclaré Bruno Le Maire, le ministre de
l’Économie et des finances, lors de son intervention aux «Rendez-vous de Bercy» de novembre dernier.
À l’occasion de l’assemblée générale du FMI
dont elle est la directrice générale, Christine Lagarde s’exclamait
dans la même veinee, en octobre dernier: «Il faut refaire la toiture»,
voulant signifier que la croissance devait profiter à tous, car «les
écarts se creusent au sein des pays et la richesse se concentre de plus
en plus dans les mains des plus riches». Munie de tels patronages, la
cause pourrait sembler entendue, mais elle tarde à se concrétiser, les
inégalités se creusant.
Ne plus négliger l'équité générationelle et l'environnement
Faute
de disposer de ce nouveau modèle de croissance, la réflexion a avancé
sur un autre terrain. La méthodologie d’un «indice de développement
inclusif» (IDI) qui pourrait la mesurer différemment a été dévoilée au Forum économique de Davos.
Ce nouvel indicateur prend en compte douze paramètres regroupés selon
trois piliers: la croissance et développement, l’inclusion, et l’équité
générationnelle, qui prend en compte le développement durable des
ressources naturelles.
Dans le premier pilier –croissance et
développement– figurent la productivité du travail, l’espérance de vie,
le PIB par habitant et le taux d’emploi (et non du chômage). Au chapitre
des paramètres mesurant l’inclusion sont rangés les indices Gini
de la richesse et des revenus, le taux de pauvreté et le revenu médian
des ménages. Enfin, le dernier pilier regroupe la dette publique en
pourcentage du PIB, le taux de carbone, le ratio de dépendance et
l’épargne nette ajustée. La Banque mondiale est à l’origine de cette dernière notion,
qui mesure le taux d'épargne d'un pays après ajustement des dépenses
d'éducation, de l'amortissement du capital, de l'épuisement des
ressources naturelles, ainsi que des dégâts engendrés par le dioxyde de
carbone et par les émissions de particules.
La finitude de la planète n’est plus superbement ignorée et, comme l’a relevé à Davos Inga Beale, la présidente de Lloyd’s,
aucune partie de la population ne doit être écartée. L’objectif est à
la fois de donner une photographie du monde et la vision de l’avenir qui
en découle. Aucune dimension, qu’elle soit financière, économique,
sociale ou environnementale ne peut être ignorée.
Dépasser la notion de PIB
On est loin du PIB, dont la conception date de 1934, année où il a été créé par l’économiste américain Simon Kuznets à la demande du Congrès pour permettre d'évaluer les progrès accomplis par les États-Unis dans sa sortie de crise de la Grande Dépression. Des modifications sont certes intervenues depuis, en particulier à l’initiative de John Meynard Keynes en 1940, mais l’indicateur économique est marqué par l’époque lointaine du capitalisme industriel de sa naissance. Déjà, en 1968, Robert Kennedy relevait que l’idolatrie dont le PIB bénéficiait ne se justifiait pas, car il ne captait pas «la beauté de notre poésie»... Et il fallu attendre 1972 pour que deux professeurs de Yale, dont James Tobin –plus connu pour sa taxe sur les produits financiers– élaborent une mesure du «bien-être économique» en prenant notamment en compte le pillage des ressources de la planète. Il ne suscita pas de grandes réactions. Une commission sur le sujet lancée par Nicolas Sarkozy en 2009, à laquelle participait Joseph Stiglitz, ne connut pas meilleure fortune.
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Indicateur-phare
et omniprésent de l’activité économique, le taux de croissance a donc
la vie dure! Bien que décrié pour les multiples imperfections du produit
intérieur brut (PIB) dont elle mesure l’évolution, la croissance à
l’ancienne mode continue de faire référence comme si de rien n’était.
Elle semble bénéficier d’une étrange mansuétude alimentée par la
croyance qu’elle guérit tous les maux.
Elle est pourtant pleine de défauts. En voici une liste partielle: le PIB ignore l’essentiel de l’économie informelle,
comme par exemple le travail ménager; afin de prendre en compte les
activités des administrations, non commercialisées, il utilise pour son
estimation les salaires des fonctionnaires comme référence; il néglige
les apports en valeur ajoutée à long terme de l’éducation et de la
santé; il ne prend en compte ni les coûts environnementaux, ni les coûts
sociaux; il n’a que faire de la répartition de la richesse et ne se
soucie pas du bien-être. Enfin, comme souvent relevé, une catastrophe naturelle ou une guerre contribue au PIB.
Le bonheur national brut et autres indicateurs alternatifs
Au
fil des ans, de nombreux indicateurs alternatifs de la richesse ont vu
le jour, mais ils sont tous restés au fond des tiroirs, comme si une
malédiction l’imposait. Le PIB est resté indétrôné, comme une expression
du conservatisme latent qui domine la pensée économique.
Le plus célèbre d’entre eux est sans conteste le bonheur national brut,
qui a été adopté en 1972 par le régime himalayen du Bantoustan, qui
compile soixante-douze critères, dont la bonne gouvernance. Mais figure
aussi au catalogue l’indice du bien-être durable, qui incorpore le coût
des externalités négatives (les nuisances et dégâts générés par
l’activité économique, y compris la perte de biodiversité).
Ou celui du «vivre mieux» que l’OCDE patronne et qui évalue l’environnement, la santé, et l’équilibre entre travail et vie privée.
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L’ONU n’a pas été en reste avec son indicateur de la richesse globale.
Ni la Banque mondiale avec sa nouvelle méthodologie
de la mesure de la richesse par tête, qui met en évidence que celle-ci
peut diminuer quand le PIB augmente. Elle prend appui sur quatre types
de capital en élargissant le concept: celui qui résulte de la
production, le capital humain, le capital financier et le capital de la
nature. Avec comme idée directrice de mettre en évidence ceux qui
nécessitent d’intervenir le plus.
Et il ne faut pas oublier l’indice de progrès social (IPS)
qui cherche à déterminer la capacité d’une société a satisfaire les
besoins de base des citoyens, à bâtir les fondements de leur bien-être
dans la durée, et à leur donner l’opportunité de s’accomplir.
Cette
multitude d’indices renvoie au même constat: telle qu’elle est mesurée
par le PIB, la croissance n’est plus assimilable au progrès. À
l’occasion de Davos, l’OXFAM en a fait la démonstration par l’absurde en calculant –dans une étude critiquée– que 83% de la croissance a été accaparée en 2017 par 1% de la population.
La France passée au grill du nouvel indicateur
Qu'apporte
le nouveau venu, l'«indice de développement inclusif»? Il a l’avantage
de permettre une analyse plus fine, pilier par pilier, en se servant de
ses calculs intermédiaires. Si l’on prend la France, il lui accorde en
termes de croissance et de développement la 21e place sur les vingt-neuf
pays «avancés» qu’il a étudiés, mais la 12e pour l’inclusion. Et un
classement en bas de l’échelle, à la 24e place, pour le pilier de
l’équité générationnelle, qui suggère de sérieux problèmes pour
l’avenir...
Globalement,
tous les pays «avancés» sauf trois d’entre eux ont enregistré une
hausse de leur PIB dans les cinq dernières années, mais seulement dix
sur vingt-neuf ont connu une amélioration de leur pilier d’inclusion,
seize d’entre eux l’ayant vu se détériorer. Les pays aux performances
les plus élevées en terme de croissance ne sont pas parvenus à améliorer
l’inclusion. Même chose s’agissant de l’équité générationnelle.
L’alerte a été lancée par les organisations internationales, FMI,
OCDE, Banque mondiale. Face aux conséquences politiques de la
frustration qui se manifeste, les autorités vont-elles longtemps
continuer à faire de la croissance du PIB une panacée, laissant à penser
que cela les arrange? Vont-elles ranger à son tour l’IDI sur une
étagère?