
Un jour d'août 1995, Foutanga Babani Sissoko entre dans le siège de
la Banque islamique de Dubaï et
demande un prêt destiné à l'achat d'une
voiture. Le directeur de la banque accepte. Sissoko l'invite à dîner
chez lui. Et c'est le début de l'un des cas d'abus de confiance les plus
étonnants de tous les temps, selon Brigitte Scheffer, grand reporter de
la BBC.
Au cours du dîner, Sissoko confie au banquier Mohammed Ayoub
qu'il a des pouvoirs magiques lui permettant de faire passer n'importe
quelle somme d'argent du simple au double. Le banquier revient le voir
avec un montant que le mystérieux homme d'affaires venu d'un lointain
village du Mali fait simplement doubler, au grand étonnement du
banquier.
Entre 1995 et 1998, Ayoub a effectué 183 transferts dans
les comptes bancaires que détient Sissoko dans plusieurs pays, selon la
journaliste de BBC World, qui a enquêté sur ce fait divers d'un genre
particulier.

En novembre 1995, quelques semaines seulement après
sa rencontre avec Mohammed Ayoub, le ressortissant malien se rend dans
une banque new-yorkaise, où il ouvre un compte, témoigne Alan Fine, un
avocat de Miami, à qui la Banque islamique de Dubaï a demandé d'enquêter
sur l'affaire. "Un jour, Sissoko est entré chez Citibank sans
rendez-vous. Il y rencontre une caissière et finit par l'épouser",
affirme Alan Fine, qui en sait beaucoup des exploits de l'homme
d'affaires malien.
"Il a ouvert un compte par lequel (…) plus de
100 millions de dollars ont été transférés aux Etats-Unis", rapporte
l'avocat de Miami, ajoutant que Sissoko a offert à son épouse de Miami
plus d'un demi-million de dollars.
Selon M. Fine, le ressortissant
malien caressait le rêve de créer une compagnie aérienne en Afrique de
l'Ouest, Air Dabia, du nom de son village natal. Ce rêve conduira à
l'arrestation de deux douaniers auxquels il paie 300.000 dollars en
1996, pour qu'ils se chargent d'accélérer l'acquisition, à son profit,
de deux avions datant de la guerre du Vietnam.

L'acquisition avortée des appareils emmène aussi
Interpol à émettre un mandat d'arrêt contre Sissoko, qui est arrêté à
Genève, où il est parti ouvrir un compte bancaire. L'homme d'affaires
est extradé vers les États-Unis, où des personnalités influentes se
mobilisent pour le tirer d'affaire, selon Tom Spencer, l'un de ses
avocats.
"Je n'en connais pas la réponse", réplique M. Spencer à
la question de savoir comment un étranger pouvait bénéficier de soutiens
importants aux Etats-Unis, dans un tel dossier judiciaire. En tous cas,
Sissoko est vite libéré en échange d'une caution de 20 millions de
dollars et rémunère généreusement ses avocats, leur offrant Mercedes,
Jaguar, etc., selon Tom Spencer.
"Il achetait deux, trois ou
quatre voitures en même temps. Une semaine plus tard, il revenait en
acheter deux ou trois autres… " affirme Ronil Dufrene, le
concessionnaire automobile qui l'approvisionnait, ajoutant lui avoir
vendu en tout entre 30 et 35 véhicules.

A Miami, Sissoko avait plusieurs épouses. Il
occupait 23 appartements de la ville. "'Playboy' est le mot juste pour
le décrire, parce qu'il est très élégant et beau. Il s'habille avec
beaucoup de style", témoigne son cousin, Makan Mousa. L'un des avocats
rencontrés par Brigitte Scheffer le présente comme un "Robin des Bois
moderne", en référence au héros légendaire qui volait les riches pour
aider les pauvres.
L'homme d'affaires donnait aussi de grosses
sommes d'argent pour soutenir certaines causes, offrant par exemple
413.000 dollars à un groupe de lycéens de Miami pour leur voyage à New
York, affirme son cousin.
Du côté de la Banque islamique de Dubaï,
ses collaborateurs constatent qu'Ayoub, floué, devenait de plus en plus
nerveux. Sissoko avait cessé de répondre à ses appels au téléphone.
Finalement, le banquier confie à un collègue combien il avait remis à
Sissoko, lui tendant le montant écrit sur un bout de papier, par honte
de le dire de sa bouche : 890 millions de dirhams, l'équivalent de 242
millions de dollars.

L'employé de la Banque islamique de Dubaï est
reconnu coupable de fraude et est condamné à trois ans de prison.
Sissoko, lui, n'a jamais fait face à la justice, pour cette affaire. Il
est condamné par contumace, par un tribunal de Dubaï, à trois ans pour
fraude et "pratique de la magie". Interpol émet un mandat d'arrêt, qui
ne donne rien.
Brigitte Scheffer dit connaître, au terme de son
enquête, plusieurs procès dans lesquels Foutanga Babani Sissoko est mis
en cause, sans jamais comparaître en justice. L'un de ces procès s'est
déroulé à Paris, en présence seulement de son avocat.
Rentré au
Mali après une longue pérégrination, Sissoko se fait élire député
pendant 12 ans, entre 2002 et 2014, ce qui le mettait à l'abri
d'éventuelles poursuites judiciaires. Depuis quatre ans, il n'est plus
député. Mais le Mali n'a pas signé de traité d'extradition avec un autre
pays. Il n'est pas donc pas inquiété.

"Avec lui, on peut s'attendre à beaucoup de cadeaux.
Il aime aider les gens", témoigne son ancien chauffeur, que la
journaliste de la BBC a rencontré à Bamako, au Mali, dans le cadre de
son enquête. "C'est quelqu'un qui donne toujours de l'espoir aux gens…"
ajoute son ancien chauffeur.
Un orfèvre rencontré à Bamako ne
tarit pas d'éloges à l'évocation de l'homme d'affaires. A Dabia, son
village où l'a rencontré Brigitte Scheffer, avec l'aide de l'orfèvre,
Sissoko est entouré de plusieurs gardes du corps, tous armés.
"Je
m'appelle Foutanga Babani Sissoko. Le jour où je suis né, tous les
villages de la contré ont pris feu…" se souvient l'homme âgé maintenant
de 70 ans, affirmant que sa fortune équivalait à un moment à 400
millions de dollars.

Qu'en est-il de l'argent reçu de l'agent de Banque
islamique de Dubaï ? "Madame (…) c'est une histoire un peu folle. Les
messieurs de la banque devraient expliquer comment ils ont perdu tout
cet argent. (…) Comment cet argent a-t-il pu quitter la banque comme ça ?
Ce n'était pas seulement cet homme [le banquier Ayoub] qui autorisait
les transferts. Quand la banque transfère de l'argent, ce n'est pas
seulement une personne qui le fait. Il faut plusieurs personnes pour
faire cela", répond-il.
"Je ne suis pas riche..."
Sissoko
Foutanga dit Babani recourrait-il à la magie noire pour flouer ses
partenaires en affaires ? "Madame, si une personne avait ce genre de
pouvoir, pourquoi devrait-elle travailler ? Si vous avez ce genre de
pouvoir, vous pouvez rester là où vous êtes et dépouiller toutes les
banques du monde, aux États-Unis, en France, en Allemagne, partout",
dira-t-il.
"Je ne suis plus riche, je suis pauvre", poursuit
l'ancien homme d'affaires, recherché pendant 20 ans par Interpol, sans
jamais répondre de l'affaire de la Banque islamique de Dubaï.
BBC