L'instance chargée de rendre justice aux victimes des dictatures en
Tunisie a commencé à lever le
voile sur le système répressif sous
l'ex-président Ben Ali, en transmettant à la justice ses deux premiers
dossiers, concernant des islamistes tués en 1991.
« Nous avons remonté jusqu’aux donneurs d’ordre, des
opérationnels tortionnaires (…) jusqu’au secrétaire d’Etat, au ministre,
et pour les cas que nous avons déférés jusqu’au président de la
République », a annoncé Sihem Bensedrine, présidente de cette instance, l’IVD (Instance vérité et dignité).
« Nous avons des preuves tangibles que le président lui-même
a cherché à maquiller le crime » en validant certaines techniques
proposées par un ministre, a-t-elle précisé à l’AFP.
Ces deux dossiers ont été déférés car l’IVD a collecté des
documents « soit manuscrits, soit signés de la main des plus hauts
responsables de l’Etat, qui non seulement étaient informés des crimes
mais y participaient ».
Arrivé au pouvoir en 1987 et destitué par la rue en 2011,
Zine el Abidine Ben Ali est réfugié en Arabie saoudite. Il a déjà été
condamné par contumace à plusieurs années de prison pour torture.
L’IVD a établi qu’il s’agissait de « crimes systématiques »,
organisés jusqu’au plus haut niveau, selon Mme Bensedrine. Et si « il y
a plusieurs centaines de victimes, il y a seulement quelques dizaines
de tortionnaires, qui sont parfois les mêmes » d’une affaire à l’autre,
a-t-elle ajouté.
« Le but de ces recours à la justice, c’est de lutter contre
l’impunité en Tunisie », a-t-elle expliqué alors que des ONG ont pointé
du doigt l’impuissance persistante de la justice à poursuivre les
tortionnaires, notamment au sein des services de sécurité.
Chargée de faire la lumière sur les violations des droits de
l’Homme et la corruption entre 1955 et 2013, l’IVD a remis vendredi,
après presque quatre ans de travaux, son deuxième dossier à une chambre
créée spécialement pour ces cas.
« Violations graves »
Il concerne Rachid Chammakhi, un prisonnier membre du mouvement islamiste Ennahdha torturé à mort le 17 octobre 1991.
La date du procès devant la cour spécialisée de Nabeul (nord) n’est pas encore fixée.
Trente-trois personnes sont poursuivies pour des
« violations graves », dont d’anciens ministres et hauts responsables
dans les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de la Santé, a
indiqué à la presse Mme Bensedrine.
Ces responsables, dont les noms n’ont pas été dévoilés,
avaient été informés de la torture subie par Rachid Chammakhi mais
« avaient couvert cette affaire », a-t-elle précisé.
A l’époque, l’affaire avait fait l’objet d’une instruction sans suite.
Après la révolution de 2011, un mandat de dépôt a été émis
contre Abdallah Kallel, ancien ministre de l’Intérieur (1991-1995) dans
l’affaire de Rachid Chammakhi, à nouveau sans suite. M. Kallel a été
condamné en 2012 à deux ans de prison dans une autre affaire.
L’IVD avait déjà transmis le 2 mars à la cour spécialisée de
Gabès (sud) son premier dossier, concernant Kamel Matmati, un autre
membre d’Ennahdha victime de disparition forcée en octobre 1991 à Gabès.
Le procès doit s’ouvrir le 29 mai au tribunal de première
instance de la ville. Quatorze personnes sont poursuivies dans cette
affaire, selon Mme Bensedrine.
Défiance chronique
Lors des premières auditions publiques organisées par l’IVD
en novembre 2016, Latifa Matmati avait raconté comment son mari avait
été arrêté sur son lieu de travail, emprisonné et torturé avant de
succomber. Elle n’avait appris son décès qu’après des années à le
chercher désespérément d’une prison à l’autre.
Une enquête a été ouverte en 2012 et selon des témoignages,
M. Matmati a été torturé à mort durant les premières 48 heures de son
arrestation.
La torture, en particulier des islamistes, était couramment pratiquée sous l’ancien régime.
Formée en mai 2014 après deux ans d’âpres batailles
politiques, l’IVD dispose en théorie de très larges compétences pour
traiter des violations des droits de l’Homme – viols, tortures ou
exécutions – mais aussi des faits de corruption. Elle a reçu plus de
62.000 dossiers et entendu quelque 50.000 personnes.
Critiquée pour sa lenteur et fragilisée par des conflits
internes, l’instance est en plein bras de fer avec le pouvoir tunisien,
qui compte des membres de l’ancienne élite.
Elle a prolongé son propre mandat de six mois jusqu’à
décembre 2018, une décision désavouée fin mars par un vote du Parlement,
signe de la défiance chronique dont elle souffre malgré son rôle
crucial dans la transition démocratique.
Source: Jeune Afrique