Olawale Adebiyi est un homme pressé. De ceux qui pensent qu’« à Lagos on n’a pas le temps de se
plaindre. Sinon, on se fait bouffer ». Alors, le patron de Wecyclers, la première entreprise de recyclage de déchets au Nigeria,
court de rendez-vous en rendez-vous, au rythme fou de cette ville de
vingt millions d’habitants. Dans cette métropole tentaculaire, qui
génère un tiers du produit intérieur brut national, où les loyers sont
parfois plus chers qu’à Paris, il n’y a toujours pas d’égouts, et les
montagnes d’ordures s’étendent sur des centaines de mètres. « On a décidé de ne plus attendre que le gouvernement se bouge. On fait les choses nous-mêmes », lance le trentenaire, pour qui « c’est la beauté du business : on bouche les trous ».
En
pleine explosion démographique, le Nigeria, pays le plus peuplé du
continent avec plus de 190 millions d’habitants, souffre de graves
problèmes d’infrastructures, même les plus basiques. A Lagos, l’accès à
l’électricité est un luxe, et la collecte des ordures l’apanage des
zones aisées. « Le gouvernement a privatisé une grande partie de la
gestion des déchets, et les entreprises opèrent dans les quartiers
riches. Dans le reste de la métropole, personne ne les ramasse », explique Olawale Adebiyi.
En
l’espace de plusieurs années, les autorités fédérales ont en effet
privatisé nombre de services publics, sans pour autant mettre l’accent
sur les prérogatives qu’elles ont conservées, comme la santé ou
l’éducation. Cette année, de nombreux Etats fédérés n’ont pas payé leurs
fonctionnaires, accusant le ralentissement économique qui fragilise les
finances du géant pétrolier depuis 2016.
Centres de recyclage
Mais
les Nigérians ne s’apitoient pas sur leur sort. A Lagos, où émergent
chaque jour des aventures entrepreneuriales, de jeunes développeurs ont
justement choisi de surfer sur les failles du système public pour faire
des affaires.
En 2012,
Bilikiss Abiola, la sœur d’Olawale Adebiyi, a lancé un concept
innovant : utiliser une flotte de vélos cargos pour transporter les
détritus vers des centres de recyclage et encourager les citoyens à
récupérer eux-mêmes les déchets en les rétribuant grâce à un système de
points échangeables contre des objets électroniques ou de l’argent. Plus
de 15 000 Lagotiens participent à l’aventure, touchant jusqu’à
60 000 nairas (146 euros) chaque trimestre. « Le bénéfice est
double : les gens gagnent de l’argent, et les rues sont plus propres…
Sans parler de l’impact environnemental », poursuit M. Adebiyi dans
l’un des entrepôts de Wecyclers, à Lagos Island, où des travailleurs en
gilet fluo trient et découpent du plastique pour fabriquer des matelas
vendus en Inde.
Sa voix est étouffée par le bruit assourdissant des klaxons dans la
rue, des camions et des motos ralentis par les embouteillages monstres,
les fameux « go slow » de Lagos. La musique bruyante de la ville ne
s’arrête jamais. Même sans voiture, le vrombissement de milliers de
générateurs forme un bruit de fond permanent. Mais sans eux, la lumière
ne serait pas.
Solutions autonomes et locales
C’est
l’un des grands problèmes de ce pays, pourtant riche en pétrole mais
aussi en gaz, en énergie solaire et hydraulique. Les coupures de courant
y sont récurrentes et l’accès à l’électricité reste extrêmement
coûteux. Plus de cinq ans après la privatisation du secteur, le résultat
est catastrophique : le Nigeria produit 4 000 mégawatts par jour, soit
un tiers de ses besoins réels, selon l’Agence américaine pour le
développement international (Usaid).
« Par où commencer ? Les générateurs sont si nuisibles à l’environnement, si dangereux »,
soupire Wiebe Boer, PDG d’All-On, une société sise à Lagos qui investit
dans l’énergie « off-grid » (hors réseau). En déconnectant
l’électricité des infrastructures centralisées, dont la qualité est
médiocre, des solutions autonomes et locales de ce type permettent
d’approvisionner la population vivant éloignée des câbles transportant
le courant : près de 20 millions de Nigérians, qui n’y ont toujours pas
accès.
« Le
pire, c’est que l’électricité coûte plus cher ici que partout ailleurs
dans le monde : elle représente 30 % à 40 % des coûts de certaines
entreprises, déplore M. Boer. Cela plombe l’économie du pays,
rebute les investisseurs et empêche la réalisation de certaines
opérations chirurgicales ou d’autres innovations. Même les enfants ne
peuvent pas étudier le soir ! »
Pour ces derniers,
Uche Onuora a trouvé une parade. Avec sa start-up Hitch, ce Nigérian
vivant entre San Francisco et Lagos fournit aux écoles des programmes
dans un format inédit : des vidéos stockées sur une borne qui peut être
connectée à un projecteur ou à un ordinateur. Des batteries assurent six
heures d’utilisation pour que les pannes d’électricité n’interrompent
pas les cours. « Au Nigeria, il est difficile de trouver des ressources fiables en ligne, sans parler de la connexion, lente et peu stable », raconte M. Onuora.
« Yabacon Valley »
D’autres
se sont attaqués aux finances de l’Etat, comme l’application BudgIT,
qui passe à la loupe toutes les dépenses publiques, ou à la lutte contre
les faux médicaments, avec le site My-medicines.com. « Ici, les besoins sont assez primaires. Les start-up qui marchent sont celles qui remplissent le vide laissé par l’Etat »,
analyse Olufunbi Falayi, à la tête de Passion Incubator. Installé à
Yaba, un quartier de Lagos surnommé « Yabacon Valley », l’incubateur
investit dans les jeunes pousses spécialisées dans l’agritech, la
fintech, l’e-commerce et les solutions innovantes dans le domaine de la
santé. « On veut essayer de s’en sortir sans le gouvernement
fédéral, mais il nous rend la tâche difficile avec des taxes au montant
insensé », regrette le Nigérian de 32 ans.
A cela
s’ajoutent les coupures de courant, l’accès aléatoire à Internet, les
difficultés pour effectuer des paiements en ligne, la fluctuation de la
monnaie, ainsi qu’un climat de tension peu favorable à l’innovation ou à
la création d’entreprise – malgré le dynamisme des nouveaux patrons –
et parfois décourageant pour les investisseurs. Pourtant, le Nigeria,
qui s’est longtemps passé des capitaux internationaux, est de plus en
plus courtisé par les fonds d’investissement étrangers. En 2017, les
sociétés locales du secteur technologique ont levé 114,6 millions de
dollars (environ 101 millions d’euros), selon le fonds de capital-risque
Partech Ventures. Ce qui place le pays en troisième position sur le
continent, derrière l’Afrique du Sud et le Kenya, alors qu’il dominait le classement africain en 2016.
A
quelques jours des élections générales, qui auront lieu samedi
16 février, on pourrait penser que les entrepreneurs attendent beaucoup
des candidats pour soutenir cet écosystème. Olufunbi Falayi hausse les
épaules. « Bien sûr, on aime entendre que les acteurs politiques
vont encourager le secteur privé, diminuer les taxes et améliorer les
infrastructures. Mais ce sont des promesses en l’air, comme toujours. On
sait bien que, quel que soit l’élu, cela ne changera rien. » Dans
les quartiers d’affaires de Lagos, on attend en réalité l’élection du
gouverneur, début mars. Bien plus qu’une présidentielle qui se joue
entre des vieux routiers de la politique, loin de l’image que renvoient
les jeunes créateurs nigérians.