
Près de 25 ans après la fin de l’apartheid,
le système agricole sud-africain traîne toujours ses
dualités
territoriales. Les Noirs qui représentent 81% de la population,
détiennent 4% des terres alors que la minorité blanche (8% de l’effectif
global) possède 72% des terres. Si la réforme foncière initiée en 1994
n'a pas été à la hauteur des espérances, le Congrès national africain
(ANC) affiche un nouvel objectif : celui de l’expropriation sans
compensation des terres détenues par les Blancs pour réparer les
injustices historiques. Décryptage des enjeux de cette réforme avec
Benjamin Cousins, professeur principal à l'Institut d'études sur la
pauvreté, les terres et l'agriculture (PLAAS) de l’Université du Cap
Occidental.
Agence Ecofin : Le congrès national africain
(ANC) prévoit d’amender la section 25 de la constitution sud-africaine
afin de permettre l’expropriation sans compensation des terres agricoles
détenues par la minorité blanche, afin de les redistribuer aux
populations noires défavorisées. Quelles sont les principaux axes de
cette réforme?
Ben Cousins : A l’origine de cette
revendication d’expropriation sans compensation, il y a le désir de ne
plus voir les fermiers blancs tirer profit d’une situation dont
l’origine se trouve dans la colonisation et l’apartheid. Ce qui peut
sembler entièrement légitime. En 1994, une reforme foncière en faveur
des pauvres aurait pu être implémentée, mais cela n’a pas été le cas.
Nous avons aujourd’hui une opportunité d’ouvrir un débat plus large sur
la législation foncière et la justice économique. La constitution le
permet déjà. Donc je ne pense pas qu’un amendement constitutionnel soit
nécéssaire pour le faire. S’il est “juste et équitable” que le montant
de la compensation soit nul, cela est possible via la “clause de
propriété” qui est dans la constitution. L’épreuve décisive sera de
déterminer ce qui est “juste et équitable” selon ce cas spécifique. Et
c’est une réalité qui a été sciemment omise par les populistes qui
blâment la constitution pour ce qui n’est en fait qu’un échec politique.

Ben Cousins : « Le cadre constitutionnel impose à l’Etat de fournir terre et logement à ceux qui en sont dépourvus. »
La “clause de propriété” constitue un outil
puissant de transformation. Elle évoque l’expropriation, la
redistribution des terres, la restitution, la sécurité des
exploitations. Elle explicite clairement qu’aucune disposition ne peut
empêcher l’Etat de s’engager dans des réformes pour résoudre des
inégalités historiques. La notion “d’accès équitable à la la terre”
établit des droits à la propriété foncière pour ceux qui en sont
dépourvus. Le cadre constitutionnel impose à l’Etat de fournir terre et
logement à ceux qui en sont dépourvus. Et ceci renforce leurs
revendications et détermine le comportement des dirigeants dans la
facilitation de la réforme foncière.
« La “clause de propriété” constitue un outil
puissant de transformation. Elle évoque l’expropriation, la
redistribution des terres, la restitution, la sécurité des
exploitations. Elle explicite clairement que qu’aucune disposition ne
peut empêcher l’Etat de s’engager dans des réformes pour résoudre des
inégalités historiques. »
La constitution déclare que le montant de la
compensation, ainsi que le calendrier des expropriations et la méthode
employée, doivent être “juste et équitable”. Et ceci en tenant compte de
facteurs comme l’usage actuel fait des terres, de l’historique de leur
acquisition, leur valeur marchande, les subventions publiques qui ont
été octroyées dans le processus d’acquisition et d’exploitation, et le
motif de l’expropriation. Certains estiment qu’il y a des cas où
l’expropriation doit se faire sans compensation. Notamment dans les cas
d’anciens fermiers qui ont longtemps occupé l’espace de fermes
commerciales, ou de gens qui ont longtemps squatté des terrains en zone
urbaines, ou encore quand la terre est détenue à des seules fins de
spéculations foncières.
AE : Cyril Ramaphosa estime que cette réforme
viendra en reparation aux injustices commises durant la domination de la
minorité blanche, et accompagnera le développement de l’économie
agricole. Qu’en pensez-vous?
BC: Le président Ramaphosa pense
qu’une réforme foncière améliorée peut entraîner la croissance et la
création d’emplois. Et il n’est pas le seul à le croire. Le Plan
national de développement (NDP) fixe comme objectif la création d’un
million de nouveaux emplois dans l’agriculture et les secteurs connexes
d’ici 2030.

« Je pense que l’agriculture offre un tel potentiel,
mais seulement si de larges superficies sont redistribuées aux petits
fermiers. »
Ceci nécessiterait une hausse des superficie irriguées,
un investissement plus important dans les cultures à forte intensité de
main-d’oeuvre, remettre en production les fermes moribondes, et
soutenir le développement agricole dans les zones rurales.
« Mon estimation est que nous pouvons créer environ
1,4 million de nouveaux emplois et améliorer le niveau de vie des
populations sur les 15 prochaines années en combinant le soutien
gouvernemental à l’agriculture et la redistribution de 48 millions
d’hectares.»
Je pense que l’agriculture offre un tel potentiel, mais
seulement si de larges superficies sont redistribuées aux petits
fermiers. Mon estimation est que nous pouvons créer environ 1,4 million
de nouveaux emplois et améliorer le niveau de vie des populations sur
les 15 prochaines années en combinant le soutien gouvernemental à
l’agriculture et la redistribution de 48 millions d’hectares. Or ce
dernier chiffre ne constitue que 60% des superficies dédiées à
l’agriculture commerciale.
AE : Pensez-vous qu’il y ait une probabilité
que l’Afrique du Sud aille vers des expropriations sans compensations?
Sinon, quels seraient les obstacles à une telle mesure?
BC : Je doute de l’implémentation à
grande échelle de cette mesure et ceci en raison du manque de volonté
politique de l’ANC, le parti au pouvoir. Etant donné l’extrême
marginalisation de la gauche en Afrique du Sud et du caractère
réactionnaire de la plupart des formations politiques, le pessimisme
semble de mise.

« Les énergies populaires en quête de changement ne peuvent jamais être complètement négligées ».
Mais les énergies populaires en quête de changement ne
peuvent jamais être complètement négligées. La possibilité que des
mobilisations à la base contraignent le sommet à un changement de cap
dans la mise en oeuvre de la réforme foncière continue d’alimenter
l’activisme rural.
AE : Certains estiment que l’expropriation sans
compensation est devenue une mesure hautement politisée en raison des
enjeux électoraux. Comment peut-on dépassionner ce débat?
BC : En Afrique du Sud, les opinions
s’opposent fortement sur les lignes de séparation de la race et de la
classe sociale. Le secteur privé, les Blancs privilégiés et les membre
de la classe moyenne noire sont les fervents défenseurs d’une
non-modification de la constitution. Beaucoup de Noirs, cependant,
soutiennent l’idée d’une action radicale. Le refus de payer pour “une terre volée”
est vu par beaucoup comme une action essentielle dans la restauration
de leur dignité. Les appels à des expropriations de masse d’un côté et à
la défense de la propriété privée, de l’autre, ignorent souvent les
considérations légales essentielles. L’une de ces considérations est que
la Constitution exige qu’une loi d’application générale dirige le
processus d’expropriation et doit donc régler les affaires au cas par
cas et sous la supervision des tribunaux.

« Le refus de payer pour “une terre volée” est vu par
beaucoup comme une action essentielle dans la restauration de leur
dignité. »
L’autre considération est que l’expropriation en soi ne
saurait constituer le principal moyen de redistribution des terres,
puisque les décisions de justice, dans un sens ou dans l’autre, seront
contestées en utilisant les différents moyens de recours et il faudra du
temps pour vider ces recours et arriver à une décision finale.
L’expropriation dans le cadre légal est donc loin d’être une panacée. Il
faudra un autre ensemble de mesures pour résoudre les problèmes plus
profonds auquel est confrontée la reforme foncière, et ces problèmes
vont au delà de l’acquisition et du transfert de la propriété foncière.
AE : Pensez-vous que la redistribution de
terres arrachées aux Noirs durant la période de domination de la
minorité blanche, sera suffisante pour développer la petite exploitation
alors que le soutien gouvernemental à la minorité d’agriculteurs
commerciaux noirs a été jusque-là très faible?
BC : Non cela ne suffira pas. Les
problèmes auxquels sont confrontés les petits producteurs s’expliquent
par le fait que les chaines de valeurs du secteur formel de la
transformation et de la distribution agroalimentaire sont très
concentrés et solidement imbriqués, ce qui rend leur pénétration
particulièrement difficile. Les achats du gouvernement auprès de petits
producteurs peuvent jouer un rôle s’ils sont combinés avec des politique
de soutien aux marchés locaux, qui sont généralement informels.
« Les problèmes auxquels sont confrontés les petits
producteurs s’expliquent par le fait que les chaines de valeurs du
secteur formel de la transformation et de la distribution
agroalimentaire sont très concentrés et solidement imbriqués, ce qui
rend leur pénétration particulièrement difficile. »
Les Bakkie traders, ces petits pick-up de négociants
agricoles, qui relient producteurs et consommateurs dans le marché
informel, existent déjà en grand nombre et pourraient jouer un rôle
important dans la revitalisation de cette économie.

“La réaction des intérêts étrangers et du grand
capital du pays est de renoncer aux investissements afin d’essayer
d’enrayer la réforme”.
Bien entendu, les Noirs désireux de se lancer dans
l’agriculture commerciale, méritent toute l’aide que l’Etat et le
secteur privé peuvent fournir, notamment dans les mises en relation avec
le secteur financier et les marchés. Car, on ne devrait pas
sous-estimer les difficultés qu’ils rencontrent.
AE : Actuellement, la grande majorité des
fermiers noirs est impliquée dans l’agriculture de subsistance.
Qu’est-ce que le gouvernement peut faire pour améliorer leur capacité de
production?
BC : La redistribution foncière est
l’une des solutions à ce problème. De même qu’un soutien réel aux petits
producteurs agricoles. Les sous-secteurs clés sur lesquels les petits
producteurs peuvent être compétitifs incluent les légumes, les noix et
fruits tropicaux, le sucre, l’élevage extensif.
« Les sous-secteurs clés sur lesquels les petits
producteurs peuvent être compétitifs incluent les légumes, les noix et
fruits tropicaux, le sucre, l’élevage extensif. »
L’élevage est crucial parce que la plus grande partie
du territoire sud-africain est aride ou semi-aride et donc ne convient
pas à l’agriculture. Les espèces résiliantes comme les caprins survivent
mieux à la sécheresse que les bovins. Ils sont vendus en grand nombre
durant les cérémonies dans les zones rurales, mais ont également des
consommateurs potentiels dans les zones urbaines. La production de laine
par les petites exploitations dans la région du Transkei présente une
rentabilité intéressante. Le bureau sud-africain des statistiques
(StatsSA), estime qu’environ 200 000 petits producteurs fournissent
actuellement les marchés agricoles informels, jusque là. Si l’on y
inclut les éleveurs occasionnels, on doit se retrouver avec un nombre
plus grand, quelque chose autour de 500 000 personnes. Ces personnes
doivent être les principaux bénéficiaires de la réforme foncière. Elles
ont le potentiel de commencer à accumuler en partant du bas et, avec le
temps, de concurrencer la domination des exploitations commerciales.
AE : Dans les années 2000, le Zimbabwe a
expérimenté une telle réforme, mais les résultats n’ont pas été aussi
positifs que les autorités l’espéraient. Il y a-t-il un risque que
l’Afrique du Sud se retrouve confrontée au même problème?
BC: Si des leçons ne sont pas tirés de
l’expérience zimbabwéenne, alors oui. Il est possible de reconstruire
la structure agraire du pays via des redistributions à large échelle de
terres productives. Mais pas si on doit le faire hors d’un cadre légal
et d’une politique adéquate, ou si cette opération s’accompagne de
violations des droits humains.
« Mais pas si on doit le faire hors d’un cadre légal
et d’une politique adéquate, ou si cette opération s’accompagne de
violations des droits humains. »
La réaction des intérêts étrangers et du grand capital
du pays est de renoncer aux investissements afin d’essayer d’enrayer la
réforme. Une voie intermédiaire, passant par l’exercice du pouvoir
démocratique en faveur de la grande majorité, est préférable.
Propos recueillis par Espoir Olodo
Par Agence Ecofin