
Dans son édito pour «Russeurope Express», Jacques Sapir fait le lien entre l’idée de relocalisation et
celle de transition énergétique. La réindustrialisation, estime l’économiste, ne pourra avoir lieu sans une reprise en main du secteur de l’énergie par la puissance publique.
Un édito de Jacques Sapir à retrouver en podcast dans l’émission Russeurope Express du 9 juillet.
Les récentes déclarations d’Emmanuel Macron, que ce soit lors de son
allocution de juin ou devant les participants à la Convention citoyenne
pour le climat, ont un chose en commun: elles dessinent une politique
dont on ne connaît pas les moyens. Qu’il s’agisse de la volonté de
redévelopper l’industrie et de relocaliser, ou qu’il s’agisse
d’accélérer par des mesures fortes la transition énergétique vers un
modèle décarboné, ces déclarations ne feront sens que quand nous en
connaîtrons les budgets réels.
Mais ce qui est clair, c’est que la question de l’énergie, de sa
production, de sa distribution et de sa consommation, sera décisive. En
effet, lors de ce que l’on appelle les Trente Glorieuses, cette période
de forte croissance qui permit la reconstruction et le développement du
pays après la guerre, transformant la France en profondeur, cette
question de l’énergie fut centrale. Car, à la différence de l’Allemagne,
qui disposait à la fin du XIXe et au début du XXe siècles d’amples ressources en charbon, la France a historiquement connu une situation de pénurie d’énergie.
Jacques Sapir et Clément Ollivier reçoivent Aurélien Bernier, journaliste et essayiste, auteur des Voleurs d’énergie (éd. Utopia, 2018) et de la note «Démondialisation, relocalisation et régulation publique: pourquoi et comment», publiée en juin dernier par l’Institut Rousseau.
Le basculement, avec la seconde révolution industrielle, du charbon
vers le pétrole, n’a fait que perpétuer cette situation. La décision de
constituer deux sociétés publiques, EDF et GDF, et de développer sur
base nationale une société pétrolière d’importance, furent les réponses
qui permirent au pays de se développer et de se moderniser de manière
accélérée. La décision du tournant vers l’électricité nucléaire lors de
la première crise pétrolière de 1973 a été le dernier symbole d’une
politique énergétique pensée par l’État de façon globale, et mise au
centre des décisions industrielles et de consommation.
À partir des années quatre-vingt-dix, avec le tournant idéologique
qui conduisit à la domination du néolibéralisme, on a procédé au
démantèlement de cette politique. Les compagnies publiques furent
progressivement privatisées, en particulier pour complaire aux
directives européennes qui voulaient imposer le principe de concurrence
dans tous les secteurs.
Court-termisme du marché
Pourtant, comme le montrent de nombreuses études économiques qui ont
par exemple analysé la crise énergétique californienne des années 1990,
la privatisation ne se révèle pas viable dans le domaine de l’énergie. À
cela, deux raisons: la distribution se fait en réseau, et les réseaux
sont à rendements croissants. Plus un réseau est grand et plus il est
efficace, or l’ampleur comme la durée des investissements nécessaires ne
sont pas compatibles avec le calcul court-termiste du marché.
Cette
politique de concurrence et de privatisation a donc abouti à la fois à
la création de situations de rentes privées et de prédation sur les
consommateurs, mais aussi à un sous-développement chronique du système
énergétique français. Un sous-développement qui constitue une contrainte
pour la réindustrialisation qu’Emmanuel Macron appelle de ses vœux.
Globalement, la transition écologique, qui devrait nous conduire à
réduire drastiquement la part des énergies carbonées, impose un contrôle
accru de l’État et d’importants investissements publics. Sait-on que
toute éolienne a sa contrepartie en centrales thermiques pour les jours
où le vent ne souffle pas? Sait-on que les panneaux solaires, dont le
rendement est meilleur que l’éolien, imposent eux aussi la construction
de sources d’énergie thermique?
De fait, les seules sources décarbonées susceptibles d’assurer une
fourniture d’énergie constante et indépendante des aléas sont
l’hydraulique et la géothermie, sans oublier le nucléaire. Autant de
sources qui imposent des investissements conséquents, rentables
uniquement dans la durée. Vouloir mettre en œuvre les priorités énoncées
par la Convention citoyenne pour le climat impose donc de réfléchir sur
l’organisation globale du système énergétique en France, et la place de
l’État.
Par sputnik