La colère du président américain contre l’appli, devenue la cible de sa contre-offensive contre
Editorial du « Monde ».
TikTok, une application pour adolescents de partage de vidéos addictives
de mini-sketchs et d’improvisations musicales en play-back, n’avait
pas, a priori, vocation à alimenter une nouvelle guerre froide
planétaire du numérique. C’est pourtant le cas, depuis que Donald Trump,
piqué au vif par la première et spectaculaire incursion des Chinois
dans le pré carré des géants du Web – plus de deux milliards de
personnes ont téléchargé TikTok dans le monde –, a décidé de faire de
cette success-story la nouvelle cible de sa contre-offensive
contre l’expansionnisme de Pékin et pour le maintien de la suprématie
numérique américaine.
Arguant
du risque de captation par le régime communiste chinois des données
personnelles des 50 millions d’usagers quotidiens que compte TikTok aux
Etats-Unis, M. Trump avait commencé par annoncer, vendredi 31 juillet,
son intention de l’interdire purement et simplement. Trois jours plus
tard, il a changé d’avis, exigeant le rachat, d’ici au 15 septembre, par
Microsoft ou un autre géant national, des activités américaines de
ByteDance, la société propriétaire chinoise de TikTok, aux 11 milliards
de dollars (9,26 milliards d’euros) de revenus (publicitaires à 80 %)
annuels.
Après
le géant des télécoms Huawei, lui aussi soupçonné d’espionnage,
l’application chinoise qui fait un malheur chez les 15-25 ans, y compris
en France, devient l’étendard d’un président à la peine pour sa
réélection. Au-delà de ses implications politiques et économiques, la
nouvelle colère chinoise de Donald Trump marque un tournant, en
accentuant le fractionnement planétaire d’Internet. Conçu comme un
système d’échanges sans frontières, le réseau mondial ne résiste pas aux
soubresauts de la géopolitique.
A rebours du libéralisme économique
La
Chine a montré la première le mauvais exemple : elle n’a jamais
autorisé les géants occidentaux du Net à opérer sur son territoire,
préférant développer des clones chinois de Google, Facebook ou Amazon
pour mieux contrôler les données de ses citoyens et écarter tout point
de vue critique. En Chine, l’application TikTok a d’ailleurs pour nom
Douyin et ne mélange pas ses fans chinois avec leurs congénères
américains ou européens. En ciblant TikTok, Donald Trump double cette
grande muraille numérique chinoise d’un rideau de fer américain. Tout
l’enjeu d’une éventuelle cession à Microsoft consiste à séparer les
activités américaines et chinoises, alors que des doutes existent sur la
possibilité technique de rendre étanches les deux systèmes afin de
protéger les données.
Fidèle
à son mélange des genres entre action politique et négociations
d’affaires, le président américain va jusqu’à exiger des Chinois un
paiement au Trésor américain pour prix de la transaction. En intervenant
personnellement dans la vie des affaires, il agit à rebours du
libéralisme économique qu’il est censé incarner et nourrit les
accusations chinoises de racket.
Pourtant,
sa dénonciation des risques d’espionnage et de captation des données
personnelles au profit du régime chinois ne relève pas du fantasme : la
loi chinoise fait obligation aux opérateurs d’Internet, non seulement de
répondre à toute requête des services de renseignement, mais aussi de
tenir secrètes ces démarches. Si la nécessité de faire obstacle aux
tentatives d’immixtion d’un régime autoritaire dans le monde occidental
est avérée, les foucades de Donald Trump ne font qu’accélérer
dangereusement la rupture avec la situation d’interdépendance qui
prévalait jusqu’à présent entre les deux superpuissances et garantissait
leur coexistence pacifique.
Par Le Monde.fr