L’économiste analyse la situation de la dette du pays et les comptes nationaux au premier trimestre 2015.
Des
chiffres rendus publics récemment par l’Ins font
état de ce que le Pib du Cameroun a chuté de 4,5% en
décembre 2014 à -1,1% au premier trimestre 2015.
Qu’est-ce qui peut avoir été à l’origine de cette
dégringolade ?
Disons
que du point de vue technique, comparer le 1er
trimestre 2015 au 4ème trimestre 2014 n’a pas une
grande signification, puisque l’activité économique
est saisonnière. Les quatre trimestres de l’année
n’ont pas le même niveau d’activité, et ces
fluctuations empêchent qu’on tire des conclusions en
comparant deux trimestres consécutifs. La bonne
démarche aurait consisté à comparer des trimestres
homologues, par exemple le 1er trimestre 2015 au 1er
trimestre 2014. Cette erreur d’analyse n’invalide
cependant pas la perte réelle d’activité et une
dégringolade qu’on lit non pas dans la comparaison
entre les deux trimestres comme cela a été fait, mais
en référence au même niveau d’activité une année
plus tôt.
Vous
soutenez depuis des mois que le Cameroun est en
crise ; sur quel indicateur vous appuyez-vous, alors
même que le volume de sa dette est relativement bas
au premier trimestre 2015 (environ 22% par rapport au
seuil sous-régional fixé à 70%) ?
Une
crise ne se résume pas au niveau d’endettement qui
n’est que l’éruption visible d’une maladie ayant
longtemps incubé dans un corps, un peu comme les
boutons viennent exprimer ouvertement la rougeole
alors que celle-ci a commencé ses ravages depuis
longtemps. La crise au Cameroun s’est dessinée au
lendemain de l’Atteinte du point d’achèvement en
2006, avec les mauvais choix stratégiques qui ont été
faits. La situation était pourtant simple : le
Cameroun utilise le F Cfa qui est une monnaie-devise.
Lorsqu’un paysan vend un sac de cacao aux Usa à
100.000 F Cfa libellé en dollars, la Beac ou plus
exactement le Trésor français retient ces dollars et
émet dix billets de 10.000 FCFA. Lorsqu’une élite
camerounaise achète une bouteille de champagne avec
ces 100.000 F Cfa, la Beac va régler cet achat avec
les dollars conservés, et les 100.000 F Cfa doivent
être détruits puisqu’ils n’ont plus de contrepartie.
En conséquence, les billets et les pièces d’argent
qui sont au Cameroun correspondent exactement à nos
réserves en devises. Si ces réserves baissent, la
monnaie centrale baisse aussi et la liquidité du
système est détruite.
Dans
ces conditions, tout programme économique au
Cameroun doit éviter d’accumuler des déficits
commerciaux, au risque de ronger la masse monétaire
et de bloquer le système productif. Or, c’est
exactement le contraire qui a été fait ! Embrumé
par la fumeuse idéologie de la mondialisation, les
pouvoirs publics ont ouvert le Cameroun comme une
grange où se déversent en larges flots la brocante
européenne et la pacotille chinoise. Une erreur
amplifiée par le mode de vie somptuaire de nos élites
qui dilapident les maigres devises dans l’achat du
champagne qu’elles boivent comme de l’eau, des
missions à l’étranger, des maisons en marbre et des
gros véhicules.
Mais
de telles erreurs se paient cash : un déficit
commercial abyssal, situé au-dessus de 50% des
recettes d’exportations, et qui se traduit
aujourd’hui par l’assèchement de la liquidité du
système et le blocage des activités. Les caisses de
l’Etat sont vides, et dès qu’on a payé les salaires
et les dépenses contre Boko Haram, il n’y a plus rien
pour réaliser les investissements et faire
fonctionner l’Etat. Le budget d’investissement a des
taux si bas qu’on éprouve de la honte à indiquer les
chiffres. Le réseau routier se délite, sans
perspective de le réhabiliter, l’eau manque, et
l’électricité fait l’objet d’un délestage récurrent.
Le chômage s’amplifie. Et pendant ce temps, les
pouvoirs publics poursuivent des annonces oniriques
de recettes record, sans se rendre compte de leur
incongruité, au moment même où le Chef de l’Etat
promène la sébile de mendiant dans le monde, essayant
de grappiller quelque misérable ressource. Mais où
partent donc les extraordinaires recettes que les
services d’assiettes brandissent à tout bout de
champ ? Le pays est au bord du rouleau.
Le Cameroun reste pourtant peu endetté…
L’explosion
de la dette n’est que l’ultime symptôme, mais cela
demande une explication technique. Un pays connaît
deux types d’endettement. Tout d’abord, il y a les
dettes contractuelles qu’on destine généralement à
l’investissement productif : barrages, routes, ports,
chemins de fer, etc. Ce type de dette ne présente pas
de risque et un pays bien géré s’en tiendra là. Venons
maintenant au second type qui lui, est lié à ce qu’on
appelle « bilan-devise » et que nous pouvons illustrer
par le réseau électrique du Cameroun. Lorsque ce
réseau est construit, il suscite un flux d’importation
des turbines et des transformateurs pour remplacer
ceux qui sont endommagés. Ce sont les effets directs
du réseau. Ensuite, l’électricité distribuée par le
réseau doit être utilisée, d’où un second flux
d’importation composé de congélateurs, téléviseurs,
machines électriques, etc. Ce sont les effets
indirects. Enfin, le réseau suscite de nouvelles
activités, qui donnent lieu à des revenus additionnels
et dont une partie sera dépensée à l’extérieur en
achat de riz, d’habits et de médicaments. Ce sont les
importations induites.
L’ensemble
des importations directes, indirectes et induites
constituent une charge macroéconomique qui doit être
supportée. Si le réseau électrique génère aussi des
devises, de manière à couvrir les dépenses que son
fonctionnement suscite, on dira que son bilan-devise
est équilibré. Nous sommes là devant un très bon
projet sur le plan macroéconomique. Mais si le
bilan-devise est négatif, il faut un autre secteur
pour couvrir ce déficit. Et si un tel secteur n’existe
pas, le pays qui ne peut plus fonctionner qu’en
consommant plus de devises qu’il en produit, entame
une spirale infernale d’endettement. La dette gonfle
monstrueusement, et seule, l’intervention du Fmi
viendra le sauver du naufrage, en charcutant sans
pitié tous les aspects dispendieux. Cette dette
fonctionnelle qui a un caractère pathologique est liée
à une configuration dans laquelle les projets réalisés
présentent un bilan-devise négatif. Elle se traduit
par une explosion du déficit de la balance courante
totalement irrépressible et incontrôlable, et ne peut
être contenue par des Comités de gestion de la dette
ou le choix des emprunts dits concessionnels.
Malheureusement, la situation du Cameroun effleure
déjà avec l’endettement fonctionnel.
Il faut pourtant que le pays poursuive son vaste programme infrastructurel…
Le
problème ne se situe pas dans les infrastructures à
créer, mais dans le bilan-devise global du programme.
La gestion macroéconomique d’un pays n’est pas une
affaire d’objectifs, mais une affaire d’équilibre.
Électrifier un village est une très bonne chose, mais
vous devez tenir compte de la modification du profil
de consommation et du flux d’importation des
réfrigérateurs, des téléviseurs et des ampoules que
vous avez créé et qu’il faut bien financer. Les
équilibres macroéconomiques priment sur tout, et pour
les restaurer, on est obligé de prendre des mesures
drastiques qui vont amplifier la pauvreté, sans se
préoccuper des cris et des manifestations de colère.
C’est pour cette raison que le seul choix raisonnable
se trouve dans des programmes équilibrés, par exemple
en adjoignant à l’électrification du village un
programme d’augmentation conséquente de la production
cacaoyère ou un programme de production des habits ou
des babouches sur le plan local, de manière à
compenser ces flux. Faute de quoi le développement
aboutit à l’impasse.
La
crise du Cameroun que vous évoquez peut-elle, à un
moment donné, avoir la même ampleur que celle que
traverse la Grèce ?
Elle
sera pire que celle de la Grèce ! Ce pays au moins
fait partie d’un groupe d’autres pays solides qui
peuvent lui maintenir la tête hors de l’eau. Le
Cameroun, lui compte sur qui ? Même ses nouveaux
partenaires en profiteront pour dépecer le cadavre ;
ne vous étonnez donc pas que cela se traduise par une
hypothèque des ressources stratégiques, voire la
vente des parties du territoire national.
Si
la crise est déjà là, doit-on mettre une croix sur
l’ambition d’émergence du Cameroun à l’horizon 2035
?
Dans
le document de vision, le scénario d’émergence
intègre trois objectifs intermédiaires, à savoir (1)
la réduction drastique de la pauvreté, (2) le niveau
de pays à revenu intermédiaire et (3) le stade de
pays industrialisé. Avant d’évoquer l’émergence qui
n’est que le stade ultime, posez-vous des questions
sur ces stades intermédiaires ! En second lieu, dans
le même document, l’émergence n’a pas été posée comme
une fatalité, mais comme un scénario désirable parmi
deux autres possibles : le scénario du piétinement
où le Cameroun reste grosso modo le même
qu’aujourd’hui, et le scénario catastrophe, où
l’ensemble du système se délite. Aujourd’hui, au vu
des erreurs stratégiques posées et qui commencent à
manifester leurs effets, l’enjeu maintenant reste de
maintenir le stade du piétinement, étant donné que
l’émergence est devenue impossible, et que le système
menace de basculer dans la catastrophe.
Faut-il craindre un retour au programme d’ajustements structurels ?
L’ajustement
structurel est inscrit au Cameroun exactement comme
l’accouchement est inscrit dans la grossesse. Les
pouvoirs publics ont fait le pari insensé de suivre
avec une docilité de caniche les prescriptions
idéologiques et fondamentalement erronées du Fmi, dans
la folle espérance que cette docilité pourrait les
dédouaner des échecs prévisibles. Ils ont
malheureusement oublié que le Fmi est une bureaucratie
et comme toute bureaucratie, il ne reconnaît jamais
ses responsabilités. Bien au contraire, il recourra
toujours à son argument massue, à savoir que l’échec
ne vient pas de ses prescriptions, mais de
l’anthologique mal gouvernance du Cameroun. Le
Cameroun aurait dû mettre fin à la présence du Fmi
dans notre gouvernance depuis 2006, après l’atteinte
du Point d’achèvement, et faire confiance à ses
propres économistes. Car, si les missions de
redressement des économies confiées au Fmi sont
nécessaires, il est très imprudent de le prendre comme
conseiller du développement, un travail pour lequel il
est particulièrement inefficace. Mais quelle
incroyable idée de faire confiance à des gens dont le
développement du Cameroun signerait la fin des
activités ! Quelle inconscience ! Le régime actuel
vivra de lui-même ce qui s’appelle s’acoquiner avec le
diable.
Que
doit faire le gouvernement pour atténuer les effets
de cette nouvelle crise et éviter ainsi le scénario
catastrophe ?
Il
faut revenir à une saine politique économique, celle
qui est basée sur le pouvoir d’achat des camerounais
et qui s’exprime de la manière suivante : le
Cameroun peut avoir un bien, soit de manière directe,
en le produisant lui-même, soit de manière indirecte
en l’échangeant contre un autre bien produit
localement. C’est l’alternative la plus profitable
qu’il choisit. A titre d’exemple, supposons que le
Cameroun veuille avoir des jouets. Il peut alors,
soit les fabriquer lui-même, soit les importer en
vendant le cacao. C’est la situation la plus
favorable qui doit être adoptée. Ici, il importe peu
que les prix des jouets camerounais soient plus chers
que les jouets étrangers, l’important étant que la
production locale soit la situation la plus
favorable.
Avec
un tel principe qui relève du simple bon sens, on
endogénéise immédiatement la production des biens
élémentaires ressortant de notre niveau
technologique, tels que les babouches, le mobilier ou
l’électroménager et on relance une saine croissance
tout en réduisant le chômage. Certains individus,
ayant mal assimilé leurs leçons, vont arguer que les
biens locaux vont coûter cher, mais ils oublient que
la cherté compense la cherté. Si le riz du Cameroun
coûte cher, alors il sera acheté par le producteur de
jouets qui coûtent aussi cher, de telle sorte que la
cherté globale du système va se neutraliser.
L’important ici est de mettre à la disposition des
Camerounais le plus gros volume possible de biens,
soit par des méthodes directes, en les fabriquant
nous-mêmes, soit par des méthodes indirectes en
échangeant avec des biens d’exportation. C’est cette
démarche que promeut la théorie de la monnaie
binaire, autrement dit, l’émission d’un second
pouvoir d’achat limité aux biens locaux. Une
opération qu’on peut réaliser facilement en conférant
aux titres du trésor un pouvoir libératoire pour les
biens locaux.
Propos recueillis par Jean De Dieu Bidias