Contemporain de la All
Anglophone Conference I à Buea (1993), et II à Bamenda (1994), Jean-Marc
Soboth est, à 52 ans, considéré par beaucoup comme le meilleur analyste
francophone
de la question anglophone au Cameroun dont il a reçu une
distinction au Cameroon Press Award il y a plus de 20 ans. Il a
interviewé entre autres monuments de la réunification, l'inoubliable
John Ngu Foncha. Il fit partie des journalistes coincés dans la ville de
Bamenda en octobre 1992 lorsque le régime de Yaoundé décrétait l'État
d'urgence dans le Nord-Ouest anglophone dans la foulée de la première
élection présidentielle multipartite. Installé au Canada depuis
plusieurs années et où il est chroniqueur radio et journaliste
freelance, il nous livre ici une analyse renversante des revendications
anglophones.
Interview
Par Cameroon Voice
Cameroon Voice : Depuis
plusieurs semaines, une série des manifestations populaires embrasent
les villes anglophones du Cameroun dont Bamenda, Buea, Kumba… Des morts
sont déjà tombés sous les balles des forces de l'ordre. On n'avait
presque jamais entendu parler des Anglophones dans ce pays considéré
comme ancienne colonie française. Au fait, qui sont les Anglophones du
Cameroun?
Jean-Marc Soboth :
Les Anglophones sont nos frères du protectorat allemand qui, après la
première guerre mondiale et les accords Versailles en juin 1919 furent
confiés par la Société des Nations (SDN, future ONU) à deux des
puissances ayant théoriquement remporté la guerre, en l'occurrence la
Grande Bretagne et la France. C'était un régime de mandat et ensuite de
tutelle à la deuxième guerre mondiale. Juridiquement, ce pays n'a jamais
été une colonie ni française ni britannique. Les puissances européennes
devaient restituer le territoire tel quel, après en avoir préparé les
populations à l'autodétermination, mais aucune ne l'a fait. On a
notamment fait du British Southern Cameroons une entité étatique qu'on a obligée à s'associer soit au Nigéria soit au bloc français à l'indépendance.
Le protectorat allemand avait
été saucissonné et réduit drastiquement comme il est de coutume dans
l'histoire des possessions coloniales. La France s'est frauduleusement
arrogée des pans entiers du territoire de la Deutsche Kolonie Kamerun qu'elle
a intégrés à ses colonies voisines du Gabon, du Congo, et de
l'Oubangui-Chari (actuelle République centrafricaine). La France y a
pratiqué l'indigénat (travaux forcés, etc.) le plus rude alors qu'on
faisait croire à une œuvre civilisatrice.
De leur côté, les Britanniques
ont choisi le site stratégique du Mont Fako où se trouvait d'ailleurs la
capitale allemande, Buea.
Ahmadou Ahidjo en compagnie de ses parrains français. Ici en conclave avec le président Georges Pompidou |
Pour faire court, il y a donc eu
l'indépendance du Cameroun français en janvier 1960. Elle a été obtenue
de haute lutte par de brillants nationalistes ayant à leur tête le
syndicaliste Ruben Um Nyobè. Au Southern Cameroons britannique,
l'ONU a initié un référendum en février 1961. On leur a imposé deux
alternatives : se rallier au Nigéria où ils étaient déjà ou s'associer
aux frères du Cameroun français. Préparés par Um Nyobè presque ils
choisirent la réunification avec leurs frères et sœurs du Cameroun
français. Ce faisant, la plus grande partie d'entre nos compatriotes qui
étaient dans le Nord (Northern Cameroons ou Cameroun
septentrional) s'en allèrent au Nigéria provoquant ainsi le premier
contentieux à la Cour Internationale de Justice entre le régime Ahmadou
Ahidjo et les Britanniques. Aujourd'hui les Anglophones représentent 20%
de la population, donc entre 4 à 5 millions de personnes.
Les Anglophones exigent
le retour à l'État fédéral institué en 1961 mais qui a pris fin avec le
processus référendaire de mai 1972. Ce retour en arrière n'est-il pas un
recul dans l'histoire du Cameroun?
Là, vous inversez les rôles. Le
recul c'est plutôt la création d'un État unitaire inutile et, entre
autres, la suppression d'une des deux étoiles du drapeau qui marquaient
les retrouvailles de 1961.. Les étoiles symbolisaient un précédent
historique mais aussi le fait que la grande majorité des nos frères du
Kamerun allemand nous avaient été arrachés soit par la France, soit par
la Grande-Bretagne avec l'autre référendum de 1961 au Northern Cameroons.
Les Francophones ont toujours
l'impression que leurs compatriotes anglophones sont revenus au bercail
comme on revient chez ses parents sans aucune procédure juridique. Ils
croient qu'il suffit de se répéter que « le Cameroun est un et indivisible » face à des compatriotes qu'ils ne fréquentent pas. Ce
qu'on oublie c'est qu'il y a eu des accords qui ont abouti à la mouture
fédérale de 1961. Il y a eu des garde-fous juridiques. On ne devait pas
toucher à l'intégrité de la fédération. On ne devait se retrouver ni à
la Francophonie ni au Commonwealth, etc. Où en est-on aujourd'hui? Comme
dans tous les États fédéraux du Monde, les États fédérés bénéficient
d'une importante autonomie locale avec un premier ministre, un
gouvernement élu; il y avait le président fédéral comme aux États-Unis.
Le pouvoir fédéral s'exclut de la gestion locale.
Le Francophone Ahmadou Ahidjo et l'artisan de la réunification John Ngu Foncha en marge des pourparlers de Foumban |
La loi référendaire de 1972 a tout centralisé à Yaoundé.
Il semble que c'était pour permettre à la firme française Elf
d'exploiter le pétrole découvert au large du Rio Del Rey sans devoir
rendre de compte à un État fédéré anglo-saxon trop indépendant. La date
de l'État unitaire qui en a résulté est frauduleusement qualifié de
réunification. On a oublié la vraie réunification qui s'est faite en
février-octobre 1961. On a jeté les accords à la poubelle, ainsi que me
le disait l'artisan de la réunification John Ngu Foncha avant sa mort.
Personne ne s'en souvient plus. Dans un pays où il n'existe aucun juge
de l'inconstitutionnalité, où les Francophones sont dépolitisés, tout
est passé comme lettre à la poste. La vérité que nul ne veut entendre
est que l'État unitaire dans ce pays est une escroquerie; il est nullum ab initio.
Il est inconstitutionnel. La date du 20 mai est une spectaculaire
imposture au regard des accords de 1961 qui interdisaient toute
manipulation de la majorité démographique francophone contre l'intégrité
de la fédération.
Vous pensez donc qu'un
retour à l'État fédéral à deux États sur une base uniquement
linguistique est censé régler cette question?
Le retour à l'État fédéral est
l'étape nécessaire et suffisante pour permettre à l'ancien État fédéré
de sauvegarder ses droits fondamentaux. Libre aux Francophones de
multiplier le nombre des États fédérés. Je ne vous apprends pas que les
plus puissants du Monde, États-Unis, Russie, Canada, Brésil, Chine,
Grande Bretagne, Allemagne, etc., sont tous des États fédéraux.
L'État unitaire est par essence
dictatorial compte tenu de la masse de pouvoirs entre les mains d'une
seule personne. Je répète : tout a commencé par la fin de l'État
fédéral. On a jeté entre les mains d'une poignée d'administrateurs
coloniaux francophones nègres ne rêvant que de Côte d'Azur un État
fédéré de culture différente. Leurs us et le respect de l'autre y furent
à mille lieux des indigènes de la France où le président de la
République et l'appareil administratif écrasent la population. En 50 ans
d'association, le bilan est désastreux : le West Cameroon a
été décapité, démantelé... Ils avaient presque tout : gouvernement élu,
réseau électrique et routier, ports, aéroports… Tout cela n'existe plus.
L'un des paradigmes récents de la dévastation est l'Université de Buea.
C'était un fleuron du monde universitaire. Les « gens de Yaoundé », à
partir de leurs bureaux, ont progressivement saccagé cette
institution...
En ce moment où les
Africains parlent de panafricanisme et de réhabilitation de la culture
africaine, ne trouvez-vous pas un peu étranges ces revendications à
contre-courant de l'histoire du continent? Les Francophones le leur
reprochent apparemment…
Les Anglophones sont aussi
panafricanistes que tous les vrais Africains. Il est clair que les
Francophones le sont moins en Afrique. Les Britanniques ont pratiqué
chez eux le Indirect Rule consistant à renforcer les capacités traditionnelles et les ressources locales. La France, elle, pratiquaient le Direct Rule
induisant un centre de décision unilatéral du colonat et de la
Métropole. Les indigènes de la France n'étaient que de la main d'œuvre
gratuite vouée à l'assimilation et à l'illettrisme. Leurs langues
« vernaculaires » étaient interdites dans les lieux publics et ils
n'avaient droit qu'à l'enseignement primaire. Il en a résulté des
individus acculturés, tous soi-disant descendants de Gaulois, n'ayant
pour seul horizon que la France, sa culture, sa puissance, à l'instar
des Antillais... L'intelligentsia francophone en est le fidèle reflet...
Par exemple, les Anglophones n'ont jamais compris que la monnaie soit
française et que cela ne pose aucun problème aux Francophones. Ils
trouvent cela inconcevable. La France décide de presque tout, avec
l'accord de tous. On a hérité de la France l'irrespect de l'indigène et
la sublimation de l'autorité issue du modèle napoléonien…
Les revendications des avocats et celles des enseignants correspondent-elles à ce que vous décrivez?
Les avocats remettent en
question la mise en œuvre du nouveau code de procédure pénale qui
reconduit des juges issus du système du droit civil français en
territoire du Common Law. La philosophie de la présomption d'innocence
ou des droits de la défense y est différente. Le système français est
plus répressif. Les enseignants veulent un système cohérent. Depuis
toujours, les livres du secondaire francophone viennent de France où ils
sont édités par le groupe Lagardère... Les Anglophones trouvent
ridicule de devoir être dirigés par de tels « frères ». Le chef de
l'État qui est Francophone ne s'est presque jamais exprimé en anglais et
au grand jamais dans une des langues locales. Il vit la plupart du
temps à Genève et ne visite aucun autre pays africain. Les Anglophones
ne croient dans le panafricanisme des tels Africains.
Les manifestants de
Bamenda ont brûlé le drapeau. Le plus effrayant a été, pour beaucoup,
l'érection du drapeau d'une certaine République sécessionniste
d'Ambazonie. On a vu des armoiries, des cartes d'identité et passeports
de cette Ambazonie. C'est de la haute trahison. Quel est votre avis sur
la question?
Bien évidemment, aucun patriote
ne peut applaudir lorsqu'on brûle le drapeau. Mais figurez-vous que dans
un État de droit, on ne juge pas les gens sur la base de la colère et
de l'émotion. On juge avec des lois. On ne condamne que sur l'énoncé
d'une loi qui existe. Lorsque nous étions en fac de droit, on nous a
appris la locution latine: Nullum crimen nulla poena sine lege...
Si vous voulez condamner des gens qui brûlent ou piétinent le drapeau,
il faut légiférer. Il ne faut pas laisser les forces de l'ordre faire la
justice.
J'ai publié récemment sur
Facebook des photos où des vétérans américains, et pas des moindres,
brûlent la bannière étoilée. Or on le sait, le législateur américain
n'est pas aveugle. Les États-Unis sont un pays qui a plusieurs siècles
et construction pénale mais personne n'a jamais jugé utile de jeter en
prison ou de torturer ceux qui brûlent le drapeau. Ce n'est que
récemment que le nouveau président Donald Trump suggérait des sanctions à
l'égard de ceux qui en avaient déjà fait un sport.
S'il vous était
personnellement donné de légiférer sur la question des sanctions aux
personnes qui brûlent le drapeau national – ce qui constitue quand même
un acte grave -, que feriez-vous?
S'il m'était donné de légiférer
sur la question, je me poserais d'abord des préalables. On ne dit jamais
aux Camerounais que le drapeau tricolore à trois bandes verticales
vert-rouge-jaune, tel qu'on nous l'a offert, ne provient ni de 1961 ni
de 1972. C'est le drapeau colonial français tel qu'adopté par
l'Assemblée législative du Cameroun (ALCAM) le 10 mai 1957. C'est un
drapeau colonial, je répète. Qu'on le sache ou pas, il est un puissant
symbole de la colonisation comme les monuments Leclerc, De Gaulle, etc.
On avait ajouté deux étoiles au drapeau en 1961. On en a soustrait une
en 1972. Le décret du président Biya datant de 1984 a supprimé tous les
derniers symboles de la réunification. L'on s'est retrouvé tout
bonnement avec notre bon vieux drapeau colonial français.
Ce n'est pas notre drapeau même
si on en est habitué. Point. On le défend comme on défend la langue
française et le franc Cfa. Ce drapeau symbolise notre fidélité au colon
français. Le nom de notre pays provient, lui, d'une caricature
portugaise sur un comptoir atlantique où ils pillaient, tuaient et
expédiaient nos ancêtres vers les enfers américains. Nous devons
célébrer nos vaillants résistants à travers notre drapeau, nos rues,
avenues, édifices, vestiges, monuments... Dans nos traditions, on a
coutume d'exorciser la mort violente, les souffrances des ascendants,
les âmes disparues en exils forcés... Autrement nous nous accrochons à
notre propre malédiction. En terme symbolique, avant de sanctionner
quiconque, je ferais d'abord le deuil de nos ancêtres, de nos héros, en
leur offrant la place qu'ils méritent dans leur terroir…
Revenons-en aux
sécessionnistes… Vous semblez dire qu'il n'y a pas, dans le cas actuel,
infraction de haute trahison à vouloir faire exploser le territoire
national avec des faits concrets comme le fait de prôner publiquement la
partition du pays et de hisser un drapeau…
Il n'y a aucune incohérence
là-dedans. Les sécessionnistes n'ont jamais été majoritaires dans cette
partie du pays. Les Anglophones ne croient pas en la sécession, de la
même manière qu'ils ne s'habituent jamais à la violence des forces de
sécurité. Les majoritaires y sont fédéralistes. A contrario, je
peux vous garantir que personne n'y est pour l'État unitaire, copié
dans le modèle constitutionnel français de 1958. Il y a longtemps que
les Anglophones mènent un débat très intense sur la question de la forme
de l'État entre le séparatisme et le fédéralisme. C'est un débat
essentiellement conceptuel. Rien à voir avec les plates insultes et
menaces de représailles des Francophones. Ils en discutent dans des
groupes Internet sous le nez des Francophones qui, eux, ne font aucun
effort pour lire et comprendre afin d'y prendre part. Les Francophones
n'y parlent, eux, que de leurs diplômes ronflants et de prouesses en
terme d'accumulation des biens matériels, d'enrichissement personnel…
C'est un dialogue de sourds total. La plus grande incompréhension réside
donc dans le fait que les Francophones sont massivement ignorants. La
majorité pense que État unitaire signifie intégrité du territoire tandis
que fédéralisme signifie partition.
On évoquait tout à
l'heure le projet séparatiste de l'Ambazonie… Il s'est souvent dit qu'il
s'agit d'une provocation planifiée voire sponsorisée…
Le drapeau de l'Ambazonie, l'État imaginaire censé couvrir le territoire de l'ancien Southern Cameroons |
Sponsorisée par qui? Le président Paul Biya est un bras séculier de la France qui, elle, a un deal
non écrit avec ses homologues permanents du conseil de sécurité de
l'ONU. Je comprends que l'on soit effrayé en découvrant drapeaux et
emblèmes de l'Ambazonie. Et vous avez bien remarqué que ça
n'impressionnait pas les Anglophones qui, eux, tiennent à l'unité. Pas à
l'État unitaire. Savez-vous pourquoi? C'est parce que les
sécessionnistes du SCNC (Southern Cameroons National Council)
qui promeuvent l'Ambazonie sont actifs depuis 1989. Cela fera bientôt
27 ans. C'est un mouvement connu dans le système des Nations Unies où il
tente toutes sortes d'actions pour atteindre ses objectifs. Mais je
vous l'ai dit tout à l'heure, les Anglophones ne sont pas intéressés par
la sécession. La présence du SCNC est néanmoins un argument puissant de
négociation. Le Cameroun n'est donc pas maudit par la présence du SCNC.
Comme tous les mouvements indépendantistes du Monde, le SCNC nourrit
son projet. Le passeport de l'Ambazonie n'est reconnu nulle part même
s'il effraie les Francophones. Ce n'est qu'un spécimen. Ne craignez pas
qu'on en obtienne un visa. Ça corrobore ce que je disais tout à l'heure.
Les Anglophones sont plus avancés que les Francophones dans le débat
politique.
Des pays comme les États-Unis,
le Canada, la France, etc., ont chacun une dizaine de mouvements
séparatistes sans se sentir maudits ou « hautement trahis » même si la
différence notoire est qu'ils ne risquent pas qu'une puissance
occidentale en profite pour venir bombarder et diviser. Des drapeaux et
autres emblèmes séparatistes, il y en a chez les Basques, les Alsaciens,
les Bretons, les Corses, les Franc-comtois, les Languedociens, les
Normands, les Picards, les savoisiens, les Guadeloupéens, les
Martiniquais… Ils hissent leurs drapeaux partout où ils veulent. On n'a
accusé personne là-bas de haute trahison. On n'a torturé ou tué
personne. En cas de trouble à l'ordre public ou de menaces sur les
biens, les forces de l'ordre font leur travail. En cas de terrorisme,
les forces compétentes font leur job. Les tribunaux de droit commun s'en
saisissent. Aux États-Unis, il y a des mouvements indépendantistes dans
le Vermont, à Hawaï, en Alaska, dans le Lakota, à Porto-Rico… L'Inde en
compte plusieurs dizaines.
Il faut amener ces mouvements à
être légaux et leur permettre de travailler à visage découvert au lieu
de réciter les formules stupides d'unité et d'indivisibilité dans un
contexte de répression. Cela se passe ainsi au Canada par exemple. Et
vous verrez qu'ils ne pèsent d'aucun poids. Ils ne deviennent importants
que tant qu'ils sont interdits et réprimés.
Vous insistez sur l'idée
que les Anglophones sont avant-gardistes par rapport aux Francophones.
Qu'est-ce qui vous le fait répéter cette assertion?
Je vous ai expliqué la
différence entre la colonisation française et la colonisation
britannique dont on voit d'ailleurs la résurgence dans les régimes
postcoloniaux. Il faut toujours se rappeler que malgré ses centaines de
milliers de nationalistes tués par l'armée française, le Cameroun
français n'a pas pu acquérir son indépendance. Les firmes françaises y
exploitent encore l'essentiel des ressources naturelles sans
compétition. La France impose une monnaie inconnue sur les places
financières. Tout ceci ne suscite aucune indignation véritable de la
part des dirigeants qui, eux, sont en quelque sorte chargés de protéger
ces intérêts sans broncher.
L'essentiel de la classe
politique formée en France n'aspire qu'à remplacer le dirigeant en place
pour mieux faire le même travail de ne pas vexer l'ancienne puissance
coloniale. Les Anglophones, eux, ne bénéficient d'aucune sollicitude
fraternelle véritable de cet ordre de leurs frères. Ils ont pourtant
fourni toutes les preuves de leur patriotisme. Bamenda qui est
aujourd'hui au centre de l'actualité nous a offert : la réunification;
le pluralisme politique; le candidat anglophone très probablement élu en
octobre 1992 à la tête de l'État, manifestement spolié de sa victoire;
le parti au pouvoir le RDPC, créé à Bamenda au temps où les Camerounais
pensaient que Paul Biya était un vrai démocrate; et, aujourd'hui, qui
sait? le coup fatal contre le colonialisme en franc Cfa.
Les médias français et
certains leaders camerounais stigmatisent la mauvaise gouvernance pour
expliquer le problème anglophone. On parle de l'incurie et de l'inertie
d'un régime incompétent et brutal qui a passé déjà 34 ans au pouvoir…
Le président Paul Biya, "successeur constitutionnel' du président Ahmadou Ahidjo, a reconduit l'État unitaire centralisé |
Vous faites bien de préciser
« médias français ». La mauvaise gouvernance, je suppose, signifie qu'il
s'agit en fait d'une machine qui ne fonctionne pas comme il se doit.
J'ai peur que ce ne soit pas tellement le cas. Je me méfie des lieux
communs et autres raccourcis racistes qui tendent globalement à
perpétuer une vieille idée esclavagiste: que les Africains sont des
grands enfants qui ne peuvent pas s'autodéterminer. La mauvaise
gouvernance serait inhérente à notre race. Ces lieux communs sont
souvent prétextes à des résolutions françaises à l'ONU pour des
interventions militaires soi-disant humanitaires.
Même s'ils sont relayés par des
intellectuels africains, ces clichés racistes sont le fruit de
l'incompétence... Il ne faut jamais prendre les conséquences pour des
causes. Ici on parle de contentieux constitutionnel. L'une des
principales préoccupations des Anglophones c'est justement la mainmise
française. Ils disent n'avoir rien à cirer avec la France. Ils trouvent
ridicules et honteux d'être sous la botte de gens qui acceptent d'être
des esclaves. Aucun journal français ne l'a dit alors que tout le monde
le sait. En réalité l'incurie du régime Biya ne fait qu'exacerber le
problème.
Que va-t-il se passer à
votre avis? Le président Paul Biya va-t-il régler le problème? Va-t-il
engager des pourparlers pour retourner à la constitution fédérale?
Le président Biya ne va rien
faire comme d'habitude : il va recevoir quelques chefs traditionnels et
leur donner de l'argent. Il ne faut pas rêver. Le président Biya est le
parfait administrateur pro-français qui n'a pas de projet de société
mais dont l'unique souci est qu'il n'y ait pas de trouble menaçant la
stabilité de son pouvoir. Pour cela, il use de beaucoup de machiavélisme
et de corruption pour décrédibiliser les porte-paroles de toute cause
dans le but de noyer le poisson. Il annonce des commissions et s'envole
pour Genève où il prend des nouvelles par téléphone. Les Camerounais ont
une telle mémoire courte qu'ils oublient toujours que Paul Biya étaient
dans l'appareil du président Ahmadou Ahidjo quand tout ceci se faisait.
Il en est aujourd'hui le garant. Il ne peut pas changer un système dont
il fut l'un des meilleurs stratèges. C'est le prochain président qui va
plancher sur la question anglophone entre autres. Ce sera coriace.
Parce qu'il sera incompris. La condition? qu'on n'hérite pas d'un leader
peu intelligent, pas stratège et trop désireux de se faire adouber par
les anciennes puissances coloniales.
Jean-Marc Soboth
Former ExCom Member (June2007-June2010) International Federation of Journalists, IFJ
cameroonvoice.com