Éloge de la médiocratie
Certains rient, d'autres grincent des dents. Au Cameroun, les réseaux
sociaux déploient des trésors d'imagination pour railler et détourner
une vidéo du Pr Roger Atsa Etoundi.
Ce directeur des systèmes
d'information du ministère de l'Enseignement supérieur s'est en effet
fendu d'une déclaration renversante à l'occasion de la distribution
d'une première série de 500 000 ordinateurs, correspondant à une
promesse du président Paul Biya aux étudiants camerounais.
À la
critique naissante sur la faible capacité de stockage des machines
destinées à mettre enfin sur orbite la jeunesse, l'enseignant a répondu
devant les caméras de la télévision d'État: « Ces ordinateurs sont dotés
de disques SSD qui sont ultrarapides. Ce sont des disques SSD de 32 Go.
Initialement, quand on va voir ça, on va dire que 32 Go c'est
petit. Mais, avec cette technologie, 32 Go, cela correspond à 500 Go
dans l'ancienne technologie. »
La formule « 500 Go = 32 Go » accompagne désormais l'effigie déclinée sous toutes les formes de Monsieur le professeur.
Au-delà du caractère anecdotique de cette prouesse arithmétique et de
quelques inconséquences sur lesquelles le scientifique a récidivé
quelques jours plus tard, les sorties du Pr Atsa Etoundi incarnent une
sorte de « syndrome d'immunodéficience professionnelle acquise » (Sipa)
au Cameroun. Ce Sipa, également présent ailleurs en Afrique centrale et
en Afrique de l'Ouest, mine le pays depuis plus d'une vingtaine
d'années.
Alors que le Cameroun est souvent présenté sur le
continent comme un berceau de ressources humaines et de compétences de
premier plan, il faut se rendre à l'évidence de la chute lente et
progressive du niveau moyen des compétences qui ont justifié cette
réputation.
La crise économique qui a frappé le Cameroun avec
une rare dureté pour un pays « en paix » , l'implosion des modalités
classiques de l'ascension sociale et économique, puis la diffusion des
pratiques de corruption, du sommet à la base de la société camerounaise,
expliquent cette situation.
Légitimité par le diplôme
Légitimité par le diplôme
En
1978, l'échec de l'une des filles du président Ahmadou Ahidjo, comme de
70 % d'une génération, au brevet d'études du premier cycle (BEPC) avait
entraîné une session de rattrapage pour tous les recalés, en septembre.
Malgré l'éviction du ministre de l'Éducation nationale de l'époque,
Adamou Ndam Njoya, ce dernier avait été auréolé des vertus du courage,
de l'impartialité et de l'ambition d'excellence auxquelles l'opinion
camerounaise était attachée. Depuis les années 1990, un tel événement
est inconcevable. Les listes de lauréats aux grandes écoles donnent lieu
à des débats, controverses et malversations qui attestent de ce que
l'écrivaine franco camerounaise Hemley Boum nomme « la confiscation des
opportunités » par l'élite politico-administrative.
Au Cameroun
comme dans de nombreux pays, la collusion entre l'allégeance au régime
en place et la revendication de la légitimité par le diplôme, à laquelle
il faut ajouter la corruption généralisée, a provoqué une inversion des
pratiques professionnelles. Là où le diplôme sanctionnait des acquis
normatifs que l'exercice d'un métier allait transformer en compétences
professionnelles s'est substitué l'inverse. L'acquisition d'un
parchemin, dans n'importe quelle circonstance, est suivie du coût
social, économique ou politique que suppose un recrutement ou une
promotion.
Cette phase signe la fin du travail auquel correspond
la formation. Quelques âmes résistent en silence en essayant de garder
le flambeau de l'exigence et de la qualité de la formation.
Tout s'achète, tout se vend, des postes, des concours, des promotions.
La situation du Cameroun l'impression généralisée et parfois inavouée
d'une fin de règne, autrement dit d'une alternance de facto à court ou à
moyen terme accélère le sauve-quipeut qui constitue la vie
quotidienne.
Ce climat ruine les réalisations au sommet de
l'État et dessine une vie collective en suspens; tout ou presque
s'achète, tout ou presque se vend : des postes, des places, des
concours, des promotions. L'éthique est mise sous le boisseau, et les
compétences sont en berne.
Le temps consacré à l'exercice de la
profession pour laquelle chacun a été plus ou moins formé se réduit de
plus en plus à la portion congrue. Le relationnel et la surpolitisation
de la sécurité sociale occupent une part grandissante de l'agenda
professionnel.
Résultat des courses, la mise en oeuvre des
politiques publiques d'envergure est pénalisée par les joutes intestines
que ces projets génèrent, tant du point de vue du gain potentiel pour
soi que du désir quasi vampirique que d'autres n'en profitent pas. Les
conséquences de cette gouvernance de la neutralisation sont assez
étonnantes.
Aucune université camerounaise ne figure au
classement des 50 meilleures universités africaines en 2017. Bien que ce
palmarès varie d'une source à l'autre, les premières des huit
universités publiques du Cameroun, l'université de Yaoundé-I et
l'université de Dschang, se situent entre la 77e et la 80e place. Loin
derrière la première université francophone subsaharienne, qui est
l'université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, et à des années-lumière des
universités sud-africaines, qui occupent les sept premières positions.
Dans un autre domaine, le Cameroun figure parmi les douze pays du monde
qui connaissent des taux de mortalité maternelle dits catastrophiques,
et il est l'un des rares en Afrique dans lesquels les progrès dans ce
domaine sont dits insignifiants.
Le politologue Jean-François
Médard disait récemment : « L'hôpital au Cameroun n'est pas fait pour
soigner ; il arrive qu'on y soigne... ». Cette formule pourrait être
appliquée dans la majorité des domaines d'activité où se joue l'avenir
d'un pays dont l'énorme potentiel hiberne.
En attendant un
retour vers le futur que son dynamisme lui a maintes fois promis. Ce
n'est pas une question d'intelligence individuelle, mais un système qui a
tout misé sur l'immobilisme d'un État stationnaire.
Par Fred Eboko
Directeur de recherche à l'Institut de recherche e pour le développement (IRD), à Paris
Directeur de recherche à l'Institut de recherche e pour le développement (IRD), à Paris
Paru dans le magazine “Jeune Afrique” du 21 au 27 Janvier 2018.