Parmi les mesures phares du projet de loi français sur « une
immigration maîtrisée et un droit d’asile
effectif », présenté mercredi
21 février en conseil des ministres, la pénalisation du recours à des
fausses identités à des fins d’emploi, qu'utilisent des milliers de
travailleurs sans-papiers, notamment africains. Une mesure contre
laquelle 150 d’entre eux se sont mis en grève depuis le 12 février.
Mercredi 21 février était présenté en conseil des
ministres un projet de loi sur « une immigration maîtrisée et un droit
d’asile effectif », porté par le ministre de l’Intérieur Gérard
Collomb. Un texte dont Jacques Toubon, défenseur des droits, estime
qu’il « s’inscrit dans un mouvement global de restriction de l’accès aux
droits » (Le Monde du 22 février). Parmi
les mesures phares : réduction des délais d’instruction des demandes
d’asiles, augmentation des durées de rétention préalable à des
expulsions et… la pénalisation du recours à des fausses identités à des
fins d’emploi.
Des milliers de travailleurs sans-papiers africains
utilisent ces « alias » pour être salariés. En réponse à ce projet de
loi, 150 d’entre eux se sont mis en grève depuis le 12 février. Ils
estiment contribuer abondamment aux secteurs les moins convoités de
l’économie hexagonale, sans jamais pouvoir être régularisés.
Sept entreprises occupées
C’est le cas de Mamadou Diakité. Ce Malien de 42 ans, natif
de Kayes, à la frontière avec le Sénégal, est en France depuis 2001 et a
enchaîné depuis les contrats dans le bâtiment, une partie sous son vrai
nom, le reste avec des « alias», ces identités d’emprunt qu’on se passe
« entre frères», et toujours avec des contrats en bonne et due forme.
À ses côtés, Salif Kane, 36 ans, un Sénégalais originaire de
Matam. Dans l’Hexagone depuis trois ans, il enchaîne de même les
contrats dans le BTP. Tous deux comptent parmi la quarantaine de
travailleurs sans-papiers – de nationalités africaines dans leur immense
majorité – à avoir initié l’occupation de plusieurs entreprises de la
région Île-de-France depuis le 12 février. Ils étaient 160 grévistes à
occuper sept entreprises le 21 février.
Devant l’agence d’intérim du 12e arrondissement qu’ils
occupent jour et nuit, une forêt de drapeaux de la CGT rappelle
l’implication active de l’organisation syndicale dans ce dernier
mouvement de contestation de travailleurs sans-papiers, à l’instar de
ceux qui, en 2008 et 2009,
avaient vu ces milliers de salariés obtenir aux forceps leur
régularisation – l’obtention d’un titre de séjour – de la part de
l’administration.
En cause, l’article 16, du projet de loi présenté par Gérard
Collomb mercredi. Celui-ci prévoit « la modification de l’article 441-8
du code pénal, qui punit déjà le fait d’utiliser un document d’identité
ou de voyage appartenant à un tiers pour se maintenir dans l’espace
Schengen. Le projet de loi prévoit de criminaliser l’utilisation d’une
fausse identité pour l’obtention d’un travail. Ce qui touche très
directement les sans-papiers africains, qui ont majoritairement recours
aux « alias » pour trouver du travail », explique Maryline Poulain, du
collectif migrants de la CGT.
Des chiffres sujets à caution
Le syndicat milite activement pour leur reconnaissance par
l’administration, estimant qu’ils sont « des dizaines de milliers à
bosser » en France, et ce au profit de l’économie hexagonale. L’emploi
de travailleurs « sans titre », comme les appelle l’administration,
n’est pas neuf. Il s’est développé en France depuis les années 1970 et
la fermeture à l’immigration du marché du travail, dans la foulée du
premier choc pétrolier.
Juste avant, en 1969, le ministère de l’Intérieur français
estimait que 40 000 immigrés d’Afrique subsaharienne – en grande partie
Sénégalais, Maliens et Mauritanie – étaient présents en France, dans la
grande majorité à Paris et dans sa petite couronne : 9 500 étaient
manœuvres, 2 000 ouvriers spécialisés dans l’industrie automobile,
métallurgique et dans le bâtiment, un millier à travailler pour des
services de nettoiement…
Un demi-siècle plus tard, la photographie n’a pas pris une
ride, sauf que nombre d’entre eux sont clandestins et comptent parmi les
300 000 et 400 000 étrangers en situation irrégulière aux yeux de
l’administration française. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas de titre de
séjour, ou alors un titre de séjour mais pas d’autorisation de travail
(comme les touristes, les demandeurs d’asile…).
À l’Insee, aucune donnée sur les travailleurs clandestins n’est disponible
Des estimations forcément sujettes à caution, qui s’appuient
sur une extrapolation du nombre de bénéficiaires de l’Aide médicale
d’État et fait écho à des chiffres déjà avancés dans un rapport de la Commission d’enquête du Sénat sur les régularisations d’étrangers en situation irrégulière datant de 1998. « Nous
pensons que nous avons autour de 300 000 personnes en situation
irrégulière », déclarait Gérard Collomb, début février, lors d’un débat
devant l’Assemblée nationale après avoir été interpellé par des élus
d’extrême droite.
Concrètement, l’activité des travailleurs clandestins est
difficilement mesurable. Ce que disait déjà le Sénat en 2006, jugeant
les outils de statistiques sur les travailleurs sans-papiers largement
insuffisants.
Parmi les documents sur lesquels s’appuie l’administration :
un rapport d’une commission d’enquête du Sénat sur l’immigration
clandestine d’avril 2006, qui porte sur 782 infractions d’emplois
salariés d’étrangers recensées par l’administration en 2004 – dont 184
en Île de France -. Sur ce total, 262 étaient dans le BTP, 126 dans les
hôtels, restaurants et café. Des secteurs dans lesquels les niveaux de
rémunération n’atteignent pas toujours les minima légaux.
Le cabinet du ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, interrogé par Jeune Afrique, n’a pas pu se montrer plus précis. À
l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee)
non plus, aucune donnée sur les travailleurs clandestins n’est
disponible.
Des régularisations au compte-gouttes
Nombre de syndicats et d’organisations militantes jugent que
cette activité économique des travailleurs sans-papiers est dans son
immense majorité faite dans des relations contractuelles déclarées (CDI,
CDD, contrats d’intérim), donnant lieu au paiement de cotisations et
parfois, quand les revenus sont suffisants, comme dans le cas de Mamadou
Diakité, au paiement des impôts.
Un collectif d’associations de défense des sans-papiers,
parmi lesquelles Droits devant, avance le chiffre – invérifiable –
de deux milliards d’euros par an encaissés par la Sécurité sociale et le
Trésor public, sans qu’aucun des droits afférents à ces cotisations
(congé maladie, congé payé, chômage…) ne puissent jamais être ouverts.
Les régularisations qui le permettraient n’interviennent
qu’au compte-gouttes : 30 000 régularisations par an en France, dont 5
000 au titre du travail, les autres intervenant du fait de regroupements
familiaux principalement, selon un rapport de l’OCDE paru en novembre
sur le recrutement des travailleurs immigrés en France en 2017. 60 % des
personnes régularisés pour des motifs économique sont des
ressortissants africains (Maliens, Marocains et Tunisiens en tête),
précise ce document. Et 53 % n’ont pas de diplôme, nettement plus que
pour les autres migrants régulièrement admis à travailler en France (39 %
en moyenne).
Coût ou bénéfice, éternel débat
Ce travail immigré – qu’il soit clandestin ou non – n’est pas une si mauvaise affaire pour les comptes nationaux français. C’est tout du moins ce que mesuraient les deux économistes Xavier Chojnicki et Lionel Ragot (auteurs de L’immigration coûte cher à la France : qu’en pensent les économistes ?)
: sur l’année 2005, l’immigration aurait fait gagner 4 milliards
d’euros aux comptes de la Sécurité sociale, soit 0,5 % de PIB.
Pourquoi ? Les travailleurs immigrés « recourent plus
fréquemment que les natifs aux aides au logement (34 %, au lieu de 13,7
%), aux allocations familiales (35 %, au lieu de 24,3 %) et à
l’assurance chômage (19 %, au lieu de 11,7 %). Mais, a contrario,
ils perçoivent moins de prestations liées à la santé ou à la retraite.
Et ils paient des cotisations sociales et des impôts sur le revenu, les
taxes sur la consommation (TVA) et les impôts locaux entre autres
taxes », indiquait Xavier Chojnicki à L’Express en 2012.
Rejetant au passage comme fallacieuses les conclusions de
Jean-Paul Gourevitch, un autre économiste, qui pointe le « coût
abyssal » de l’immigration pour les comptes publics.
Le poids des transferts vers les pays d’origine
Dernière trace de l’activité économique des travailleurs clandestins en France : le montant des transferts vers leur pays d’origine.
On en connaît l’importance pour les pays bénéficiaires puisque le total
de ces transferts dépasse parfois l’aide au développement des bailleurs
internationaux.
Les chiffres de la Banque mondiale sur les transferts partis
depuis la France en 2016 vers le Maghreb et l’Afrique ne trompent pas
sur l’importance cumulée des revenus perçus par les travailleurs
immigrés africains : 1,6 milliard de dollars vers l’Algérie, 60 millions
de dollars vers le Cameroun, 47 millions de dollars vers la Côte
d’Ivoire, 37 millions de dollars vers le Burkina Faso…
Avenue Daumesnil, Mamadou Diakité énumère les collègues de
sa connaissance qui cumulent cinq, dix ou quinze ans dans la
construction, le tout sans papiers. Pour l’Institut national d’études
démographiques (Ined), la durée des séjours des immigrants illégaux –
avant une possible régularisation – est d’une dizaine d’année. Dans
l’immédiat, la loi Collomb est attendue au Parlement.