
La décision reviendra au général Gaïd Salah, le patron de l’Armée
nationale populaire (ANP), dont le
ton vis-à-vis des contestataires a
changé en un mois.
Si un verbe officiel est décortiqué, pesé au trébuchet, baromètre
d’une possible issue à la crise algérienne, c’est bien le sien. Non
celui du président Abdelaziz Bouteflika, à peine audible depuis qu’il
est lui-même devenu invisible, éloigné de la scène par la maladie. Mais
celui du général de corps d’armée Gaïd Salah, patron de l’Armée
nationale populaire (ANP), puissant acteur – sinon omnipotent – du jeu
politique depuis l’indépendance de 1962.
Et chacun de
quêter un indice dans l’exégèse. L’armée soutiendra-t-elle jusqu’au bout
le chef de l’Etat dans sa volonté de proroger son mandat (le quatrième)
au-delà de son expiration légale le 28 avril ?
M. Bouteflika a réitéré, lundi 18 mars, son souhait de rester à son
poste jusqu’à un nouveau scrutin présidentiel, renvoyé à une date non
précisée.
Ou l’ANP basculera-t-elle du côté des
millions d’Algériens qui ont défilé le 15 mars – ainsi que chaque
vendredi depuis trois semaines – pour demander, non plus seulement le
retrait de la candidature de M. Bouteflika à un cinquième mandat
(obtenu), mais son départ du pouvoir sans délai ainsi que la fin du « système » ?
De la réponse à la question dépend l’avenir d’une révolution
démocratique au visage inédit et, au-delà, la stabilité du géant
d’Afrique du Nord.
Que dit donc Gaïd Salah ? Un mélange
de formules convenues, puisées dans la rhétorique traditionnelle de
l’« armée du peuple », et de discrets signaux témoignant d’un attentisme
plus que prudent, a priori éloigné de la ligne répressive que certains
avaient initialement pu redouter. Si évolution il y a eu, elle est
plutôt dans le sens de la dédramatisation, une posture qui a semblé
s’ajuster au fil des jours à la popularité croissante de la cause des
protestataires.
« Stratégie de désamorçage »
Ainsi le 26 février, quatre jours après le début du mouvement, le chef de l’ANP se montrait menaçant. Il dénonce alors les « appels anonymes douteux » visant à pousser « les égarés vers des issues incertaines et dangereuses ». Le 5 mars, il poursuit dans l’alarmisme en mettant en garde contre le « retour aux douloureuses années de braise ».
Il
faudra attendre la nouvelle démonstration de force des manifestants, le
8 mars, pour que le ton change. Deux jours après cet acte III de la
mobilisation, Gaïd Salah déclare que « l’Algérie est fière de son peuple, et l’armée aussi ».
Lundi 18 mars, il a joué encore davantage de l’emphase pour louer – non plus seulement dans l’absolu mais « dans les circonstances actuelles » – le « sens du patriotisme » et le « civisme inégalé » du « peuple algérien ». Détail révélateur, il ne prend même plus la peine de citer le président Bouteflika.
Est-ce
à dire que l’ANP est train de prendre ses distances avec le chef de
l’Etat et son clan ? Vu l’opacité du système de pouvoir algérien, la
prudence s’impose.
Si modération il y a, souligne le chercheur en sciences politiques Kamal Cheklat, il s’agit avant tout d’une « stratégie de désamorçage ». « Il s’agit de répondre à certaines revendications mais sans changer le système »,
poursuit-il. Or ce « système », ancré dans la position prééminente de
l’armée, remonte à la genèse même de l’indépendance. L’armée de
libération nationale (ALN), devenue ensuite ANP, a créé l’Etat algérien,
un acte fondateur source d’une tutelle dont le pays ne s’est pas encore
vraiment affranchi.
Rééquilibrage entre civils et militaires
Il
y a quelque ironie de voir la crise actuelle réinstaller l’armée dans
une position d’arbitre, renforçant ainsi de facto son jeu, alors que M.
Bouteflika s’enorgueillissait d’avoir rééquilibré les relations entre
civils et militaires.
Quand il arrive au pouvoir en 1999, adoubé par les « décideurs » (selon
le mot convenu) militaires ayant mené la guerre aux groupes islamistes
armés lors de la « décennie noire », M. Bouteflika affirme d’emblée
qu’il n’est pas une « marionnette » et qu’il n’entend pas être un « trois quarts de président ».
La détérioration de l’image de l’ANP, qui avait tiré sur la foule lors
du premier « printemps » démocratique de 1988, puis joué un rôle
controversé lors de la guerre anti-insurrectionnelle des années 1990,
lui facilite la tâche.
A partir de 2004, début de son
deuxième mandat, le chef de l’Etat conforte son assise, mettant à profit
le départ à la retraite de la génération des « décideurs ». L’ANP
accepte d’autant mieux ce recalibrage de la relation avec les civils que
la charte sur la « réconciliation nationale » interdit d’évoquer les
dossiers litigieux de la « décennie noire ».
En outre,
le contexte post-11-Septembre, qui lui ouvre de nouvelles perspectives
de coopération antiterroriste internationale, redore quelque peu son
blason aux yeux des capitales occidentales, tandis que la rente
pétrolière en plein essor finance sa modernisation. Sur la période
2013-2017, l’Algérie se hisse au septième rang mondial des importateurs
d’équipements militaires et le budget de l’armée s’élève à 5,7 % du
produit intérieur brut (PIB), un taux parmi les plus élevés de la région
Moyen-Orient et Afrique du Nord.
Tout
au long de l’année 2018, la purge s’approfondit dans l’armée et la
gendarmerie – ainsi que dans la police –, dans la foulée de la
découverte au large d’Oran d’un cargo empli de 700 kg de cocaïne,
prétexte à une épuration sans précédent dans l’Algérie indépendante.
« Ligne rouge »
Le
général Gaïd Salah, nommé à la tête de l’ANP en 2004, supervise ce
vaste remaniement de l’appareil sécuritaire. Toutefois, la redéfinition
du lien entre l’armée et les civils ne signifie nullement qu’elle perd
la main. « L’ANP reste la gardienne du temple des valeurs nationales, souligne Flavien Bourrat, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem).
Elle se place désormais en retrait mais avec, en filigrane, l’idée
qu’elle se réinvestirait dans le politique si le pouvoir franchissait la
ligne rouge. »
Cette « ligne rouge », c’est la
relation avec le Maroc et les visées de l’islamisme sur l’Etat. Ou
éventuellement l’aggravation d’une crise de succession déjà bien engagée
en coulisses avant qu’elle n’éclate au grand jour il y a trois
semaines.
« La latence de la crise rend possible la
réactualisation des prétentions tutélaires des hauts gradés, qui sont
régulièrement évoqués comme des recours par les hommes politiques, y
compris par des opposants », écrit le chercheur Thomas Serres, dans son ouvrage L’Algérie face à la catastrophe suspendue (IRMC-Karthala, 312 pages, 28 euros).
Là se noue le paradoxe de la crise actuelle, où la protestation appelle à « dégager le système », tout en cherchant à accommoder l’armée, pourtant pilier du même système. « Armée et peuple, frères », scandent nombre de manifestants. « La contradiction s’explique par le souci des manifestants de se protéger, de ne pas être pris en otage, décrypte Amel Boubekeur, chercheuse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Et évidemment, l’armée est très heureuse que ce tabou algérien continue de fonctionner. »
Le « tabou algérien », c’est l’absence de justice transitionnelle sur la « décennie noire ». « Il n’y a pas eu de contre-récit à la mythologie selon laquelle l’armée protège le peuple », ajoute Amel Boubekeur. Le général Gaïd Salah sait donc parfaitement quelle corde il touche quand il proclame que l’« armée est fière du peuple ». Il y a là l’esquisse d’une sortie de crise autant que le germe d’un futur malentendu.