
Ces derniers jours, la pandémie de Covid-19 a pris des proportions inquiétantes en Afrique du Sud,
obligeant les autorités du pays à imposer des mesures restrictives strictes à la population. Le défi est énorme pour Cyril Ramaphosa, qui préside également l’Union africaine cette année. Analyse pour Sputnik du chercheur et journaliste Patrick Mbeko.
En
Afrique du Sud, le retour à la vie normale n’aura été que de courte
durée: six semaines après la levée du confinement, le Président Cyril
Ramaphosa a décidé de réimposer de nouvelles mesures draconiennes à la
population face à la recrudescence des cas de Covid-19 dans le pays. La
vente d’alcool est à nouveau suspendue et un couvre-feu est désormais en
vigueur sur l’étendue du territoire national. Les visites familiales
sont également interdites.
«Je sais que ces décisions sont difficiles pour nos concitoyens », a reconnu Cyril Ramaphosa, tout en déplorant un manque de civisme de la part de la population.
L’Afrique du Sud est pour l’heure le pays le plus touché par le
Covid-19 en Afrique. La pandémie représente un réel défi pour Cyril
Ramaphosa qui, au-delà de présider à la destinée de millions de
Sud-Africains, doit, en tant que président de l’Union africaine (UA),
s’occuper des challenges auxquels le continent noir est confronté. Un
double pari national et continental.
La lutte implacable contre l’ennemi invisible
Au début de la crise sanitaire, l’Afrique du Sud se présentait comme
le pays du continent le mieux préparé à faire face au Covid-19. Les
premières mesures prises par Cyril Ramaphosa pour enrayer la pandémie
avaient été saluées par la population, mais avec le temps, elles ont été
remises en question au point de susciter la grogne aussi bien dans les
quartiers populaires qu’au sein de la classe politique. Plus organisée
et plus riche que la plupart des pays d’Afrique subsaharienne, la
«nation arc-en-ciel» s’est pourtant retrouvée dans la même situation que
les autres «enfants pauvres» du continent: confiner la population en
courant le risque de la voir mourir de faim, ou la laisser vaquer à ses
occupations en courant le risque de l’exposer au coronavirus. En
d’autres mots: choisir entre mourir de faim et mourir de la maladie.
Après
avoir résisté à la tentation de confiner totalement leurs populations
comme cela a été le cas dans les pays occidentaux, l’Afrique du Sud
comme la plupart des États africains ont opté pour un confinement «soft»
doublé de couvre-feux et de fermeture de frontières, sans toutefois
restreindre les mouvements de la population. À Pretoria, Cyril Ramaphosa
n’a pas hésité à décréter le Covid-19 catastrophe naturelle,
déclenchant dans la foulée le Disaster Management Act tout en mettant
sur pied une structure de commandement dédiée à la lutte contre le
Covid-19, le National Coronavirus Command Council (NCCC).
Si les mesures adoptées par le numéro un sud-africain peuvent se
comprendre au regard de la violence avec laquelle la pandémie frappe le
pays, il n’en reste pas moins qu’elles ont suscité des réactions
mitigées. Plusieurs personnalités politiques et observateurs
sud-africains ont reproché à Cyril Ramaphosa de gérer la crise de
manière non démocratique. Les réunions du NCCC, qui n’a aucun statut
constitutionnel, se déroulent dans l’opacité la plus totale, dit-on...
L’éternelle question de la pauvreté noire
Par-delà la pandémie et les critiques relatives à la gestion de
celle-ci, le problème de fond reste la situation socioéconomique de la
majorité de la population noire sud-africaine qui vit dans une grande
misère. Si les mesures mises en place pour enrayer la crise sanitaire
ont permis de sauver des vies, il n’en demeure pas moins qu’elles ont
aussi considérablement fragilisé le «bas de laine» des Sud-Africains en
général, et plus particulièrement des moins nantis. Confronté à
l’imminence d’une grave crise sociale et alimentaire, Cyril Ramaphosa
n’a eu d’autre choix que d’accélérer le retour à la normale en amorçant
une phase de déconfinement qu’il a dû stopper face à la recrudescence
des cas de Covid-19 dans le pays.
Au-delà
de la pandémie, il faut dire que l’Afrique du Sud paie le prix fort de
sa gestion calamiteuse du pouvoir depuis l’arrivée de l’ANC (Congrès
national africain, le parti au pouvoir) aux affaires. Nombreux sont les
experts et observateurs qui jettent le blâme sur l’ex-Président Jacob
Zuma, dont la gestion du pouvoir a été caractérisée par des scandales de
corruption à répétition, pour expliquer la situation dans laquelle se
trouve le pays aujourd’hui. Bien que compréhensible, cette appréciation
de la problématique sud-africaine sous-estime le poids des décisions
prises dès 1994 par l’ANC à l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela. Or,
c’est dans ces décisions que l’on trouve des réponses à la situation de
la majorité noire aujourd’hui.
Pour la petite histoire, la plupart des dirigeants de l’ANC, à
commencer par Nelson Mandela, ont toujours été des capitalistes
convaincus. S’ils ont combattu le régime raciste de l’apartheid et
milité pour la dignité des Noirs, leur lutte avait pour objectif de
permettre à la classe moyenne noire d’accéder au capital. En opposition à
d’autres prisonniers de Robben Island qui affirmaient que la Charte
pour la liberté –document résumant les grandes lignes du programme
politico-économique de l’ANC– était un document socialiste, Mandela
faisait savoir que celui-ci avait pour but d’établir une démocratie
bourgeoise noire tout en maintenant le système capitaliste en place.
C’est dans cet état d’esprit qu’il a dirigé l’Afrique du Sud avec le
soutien de grands groupes capitalistes du pays, recevant au passage les
«louanges» du Wall Street Journal qui le comparera à Margaret Thatcher. Ses successeurs ont gardé le même cap.
En bref, ce sont les décisions d’hier qui continuent de façonner la
vie sociopolitique et économique de l’Afrique du Sud aujourd’hui. Même
si tous les Présidents sud-africains, de Nelson Mandela à Tabo Mbeki en
passant par Jacob Zuma et Cyril Ramaphosa qui a évolué à l’ombre du
premier, ont beaucoup investi dans le social pour améliorer la condition
des populations noires, il n’en reste pas moins que la nature du
système économique mis en place depuis 1994, voire avant, a maintenu
toutes les tares qui caractérisaient l’apartheid... économique, jumeau de l’apartheid racial dont le pays a pu se libérer.
Le Président Ramaphosa l’a d’ailleurs reconnu lors du 25e
anniversaire de l’abolition de l’Apartheid, en avril 2019. Entre 2011 et
2015, près de 3 millions de Sud-Africains ont basculé dans la pauvreté,
selon la Banque mondiale. Les Noirs sont les plus touchés. Le chômage
continue de gangréner la première puissance industrielle du continent,
qui est aussi l’un des pays les plus inégalitaires de la planète. Les
défis sont énormes pour Cyril Ramaphosa dont le parti, bien que
majoritaire, est en perte de vitesse après avoir essuyé les pires résultats électoraux
de son histoire lors des dernières scrutins municipaux. Si le Covid-19
mobilise pour le moment toute l’attention du Président, il ne saurait
être un prétexte pour maintenir le statu quo. Il a promis d’agir pour
remédier à la situation. Reste à savoir comment il va s’y prendre, lui
le multimillionnaire qui est un pur produit du système capitaliste qui
domine l’Afrique du Sud.
L’agenda africain
Le Covid-19 n’a pas seulement mobilisé toute l’attention de Cyril
Ramaphosa sur le plan intérieur. En tant que président de l’UA, il a été
appelé à travailler avec ses pairs du continent pour mettre en place
des stratégies permettant d’enrayer la pandémie. À travers son
leadership, l’Afrique a parlé d’une seule voix et est apparue unie face à
celle-ci. Seul membre africain au G20 et en même temps à la tête de
l’UA, l’Afrique du Sud de Ramaphosa a été le meilleur avocat du
continent devant les instances internationales. C’est elle qui a plaidé
pour que la communauté internationale aide le continent à traverser
l’épreuve imposée par le Covid-19 en allégeant, voire en suspendant le
remboursement de la dette. À la différence des pays occidentaux,
l’Afrique n’a pas vraiment été frappée de plein fouet par la pandémie,
pourtant son économie est déjà dans le coma. Cyril Ramaphosa a également
plaidé pour que l’Occident lève sans condition les sanctions qui ont
été imposées au Soudan et au Zimbabwe.
Par-delà les initiatives entreprises ici et là, la priorité du numéro
un sud-africain reste la sécurité sur le continent. Lors du 33e sommet
de l’UA qui s’est tenu à Addis-Abeba, il a promis de «faire taire les armes en Afrique»
et entend mettre l’accent sur la crise libyenne qui perdure depuis
l’assassinat, en octobre 2011, du colonel Kadhafi. Le défi est d’autant
plus grand que le conflit libyen a ceci de particulier qu’il implique plusieurs acteurs puissants aux intérêts disparates.
L’Afrique, par la voix de Pretoria, pourra-t-elle se faire entendre
après avoir été «snobée» pendant plusieurs années? Ramaphosa ose croire
que oui.
Sur le registre de la «bonne gouvernance», l’Afrique a de nombreux
défis à relever et le Président sud-africain en est conscient. Mais
comment faire entendre raison dans certains coins du continent où
l’Afrique du Sud a elle-même cautionné des comportements qui n’honorent
ni la démocratie ni les pratiques relatives à la bonne gouvernance? Pour
rappel, l’Afrique du Sud de Cyril Ramaphosa a pesé de tout son poids
pour que l’UA valide la fraude électorale lors des dernières
présidentielles en RDC. Les actes devront accompagner les discours à
l’avenir. Sur le plan strictement panafricain, Ramaphosa aura la lourde
tâche de réconcilier le reste de l’Afrique subsaharienne avec son pays
après la vague de violences xénophobes de septembre 2019 qui a terni
l’image de l’Afrique du Sud sur le continent. Le moins que l’on puisse
dire, c’est qu’il a du pain sur la planche...
Par sputnik