Accompagné de son partenaire Dieudo Hamadi, le réalisateur Joël
Akafou a suivi le parcours de trois
cyberarnaqueurs ivoiriens. Il en a
tiré « Vivre riche », un film qui dresse le portrait d’une société du
paraître.
« L’arnaque à la romance » en Afrique de l’Ouest est
vieille comme le Net, ou quasi. Le principe est toujours le même : des
internautes africains se font passer pour des Européens, par courriel,
sur les chats ou sur les réseaux sociaux, et séduisent des Européens en
mal d’amour… jusqu’à leur soutirer de l’argent.
Les brouteurs – de « brou », « le pain » en nouchi, l’argot
ivoirien – comptent parmi les plus célèbres de ces cyberarnaqueurs, avec
leurs homologues nigérians. Plus d’une décennie après leur apparition,
un premier documentaire, Vivre riche, signé du jeune cinéaste Joël
Akafou, diffusé depuis avril 2017, porte un regard inédit sur « la
profession ».
Pigeons. Akafou et son cadreur congolais Dieudo Hamadi
tournent à hauteur d’homme dans « un gouvernement » ou « une famille »,
comme se surnomment les brouteurs, qui opèrent toujours en groupe. Entre
juin et novembre 2016, Joël Akafou a pu suivre jour après jour l’une de
ces équipes. « Du cinéma direct qui n’avait jamais été réalisé sur ce
sujet », appuie-t-il.
Les porte-parole de leur génération
En cela, les portraits de Rolex le Portugais, la Haute
Bourgeoisie française et Navaro alias François Hollande ont quelque
chose d’exceptionnel. Non pas parce qu’on découvre avec incrédulité une
équipe de quatre gamins, visiblement âgés de 15 à 25 ans, en train de
piéger des « mougous » (des pigeons) sur les chats ou les réseaux
sociaux et de prier pour que leurs « clients » passent bientôt à la
caisse. Mais plutôt parce qu’ils se livrent et deviennent les
porte-parole de leur génération. Celle pour qui les crises s’enchaînent, le coup d’État de 1999, la rébellion de 2002 et la crise postélectorale de 2011.
Ils vouent par exemple une admiration sans bornes à Douk Saga, le père du coupé-décalé,
décédé en 2006, et à la culture du fric et de la frime qu’il a
popularisée en Côte d’Ivoire. Par contraste, les possibilités offertes
aux Ivoiriens de leur âge sont inexistantes. Car hormis le « broutage »,
les possibilités d’emploi sont rares. Quand ils ne sont pas derrière
l’écran, tout est bon pour glaner quelques sous : vendeur de chaussures
dans une échoppe d’Abidjan, rabatteur de clients à l’arrière des gbaka, les
minicars de transport public… Pour Bourgeois, quelle honte de ne rien
faire et de devoir quémander 25 F CFA à ses proches pour aller s’offrir
quelques cigarettes dans les boutiques de quartier !
« encaisser la dette coloniale »
« Arnaquer n’est pas un plaisir pour eux, mais une
alternative pour survivre dans une société dont les dirigeants ont
démissionné », dit Joël Akafou. Seule solution : « encaisser la dette
coloniale », l’argent escroqué sur internet aux anciens colons
européens. Sauf que les gains – parfois plusieurs milliers d’euros –
sont cramés aussi sec dans des sapes, des voitures ou des soirées très
arrosées, et les lendemains déchantent.
Joël Akafou appartient à cette génération coupé-décalé.
Natif de Bouaké, il fuit à pied la capitale, lors de la rébellion de
2002, pour Abobo (au nord d’Abidjan) et découvre rapidement l’ampleur du
broutage en vogue dans tous les quartiers de la capitale économique. Il
décidera d’y consacrer son premier film, après avoir obtenu un diplôme
de l’Institut national supérieur des arts et de l’action culturelle
(Insaac) et suivi des cours de cinéma au Burkina Faso.
La route de la migration
Il était temps car le filon du broutage se tarit. Le
gouvernement a augmenté ses moyens de lutte contre la cybercriminalité,
et les arrestations sont plus fréquentes. D’ailleurs, tous les « héros »
de Joël Akafou ont changé leur fusil d’épaule. Rolex est devenu manager
de boîte de nuit à Ouagadougou. Bourgeois a pris la route de la
migration vers l’Europe, comme nombre d’ex-brouteurs. Après la fin du
tournage, il a émigré en Italie. Ce sera le sujet du deuxième
documentaire de Joël Akafou, La Mer ou ma mère.
Source: Jeune Afrique