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Douala, Cameroun (ADV) – Interview avec le professeur Kako NUBUKPO,
économiste, ancien
ministre togolais de la prospective et de
l’évaluation des politiques publiques ; et coordonnateur des états
généraux du FCFA et des alternatives
ADV : Professeur Kako Nubukpo, bonjour ! Merci de répondre aux
questions d’ADV. Nous parlons essentiellement dans cet entretien de la
sortie du FCFA qui est l’actualité économique de l’heure, sur le
continent et au-delà, surtout depuis que le débat a été relancé par les
déclarations des membres du gouvernement italien. Comment avez-vous
accueilli cette sortie des personnalités italiennes, en particulier
celle du député Alessandro di Battista qui a brulé en direct à la
télévision un billet de 10 000 FCFA ?
Pr. Nubukpo : Talleyrand disait « tout ce qui est excessif est
insignifiant ». Je pense qu’il faut éviter tout excès en matière
monétaire, notamment le fait de brûler des billets de banque. En effet,
le franc CFA s’est invité avec fracas dans la campagne des élections
européennes suite aux déclarations des vice-présidents du conseil
italien Luigi Di Maio et Matteo Salvini, qui, tout à leur règlement de
compte avec la France, ont successivement attaqué cette dernière sur la
question du Franc CFA accusée d’être à l’origine de la migration voire
des morts qui jonchent semaine après semaine le fond de la Méditerranée,
se dédouanant ainsi de leurs propres responsabilités en matière
migratoire. Si cette instrumentalisation est grossière, fleurant la
politique politicienne comme aurait pu l’écrire Senghor , cet épisode a
le mérite de lever le voile sur une question qui préoccupe depuis des
décennies la jeunesse africaine au point d’être devenue un symbole
d’émancipation pour les pays qui ont été colonisés par la France.
Rappelons que les 54 pays africains n’ont pas été colonisés par la
seule France d’où une hypocrisie italienne battue à Adoua en 1896 et qui
n’eut de cesse pour retrouver le lustre de sa grandeur perdue de jouer
sa partition coloniale, à partir de 1936, guidée par le Duce. Cette
soudaine préoccupation de l’avenir du continent africain démontre
suffisamment que l’enjeu est européen… Pourtant la question du franc CFA
au-delà de ces enjeux géopolitiques, est fondamentale tant cette
monnaie a démontré son inefficacité économique, son illégitimité
politique (battre monnaie reste un droit souverain et régalien sinon en
cas d’accord supranational) et de son iniquité sociale.
Un rappel historique permet en l’espèce de juger de l’arrogance
française : le franc CFA n’a pas, depuis quelque 80 années, changé
d’acronyme sinon de déclinaison à peine cosmétique passant du franc des
colonies françaises d’Afrique remplacée par celui de franc de la
Communauté financière africaine, ou de la coopération financière en
Afrique, selon qu’il concerne l’ex AOF ou l’ex AEF.
On appréciera la subtilité qui ne berne personne tandis que le nom
est symbole d’une identité, et aujourd’hui de décolonisation totale.
Avec l’élégance qui lui sied le gouvernement français a beau jeu
d’avancer qu’il est possible de se détacher du nom franc, la question
n’en demeure pas moins beaucoup plus complexe. Ne nous laissons pas
avoir par les manichéismes faciles tant les enjeux engagent l’avenir du
continent. Pas plus que nous ne pouvons oublier, sinon à être
amnésiques, que des Lumumba, Olympio, Sankara et autres personnalités
politiques africaines visionnaires et d’envergure ont perdu leur vie en
menant ce combat. Ce sont des pratiques que nous espérons d’un autre
temps, ce pourquoi nous militons pour un débat contradictoire.
ADV : Professeur, la monnaie est un instrument de souveraineté, c’est
un fait, c’est indiscutable. Le FCFA, lui, est la monnaie utilisée par
14 pays africains, qui ne contrôlent absolument rien de cette monnaie,
au contraire elle asphyxie leurs économies ; tout le connaitre de ce
qu’affirmé, il y’a quelques jours, le président ivoirien sur le perron
de l’Elysée. Quelle réponse ferme et définitive apportez-vous aux
déclarations du président Ouattara, alors même que votre combat pour la
souveraineté monétaire du continent est entrain de prendre un tournant
décisif avec le Forum de Bamako justement?
Pr. Nubukpo : Ma réponse au Président Ouattara est que le statu quo
en matière monétaire n’est plus tenable et nous devons tous proposer des
alternatives crédibles au système existant. Par exemple, d’un point de
vue strictement économique, il semblerait plus raisonnable d’envisager
un système de change flexible fondé sur un index calculé à partir d’un
panier de monnaies. Ce système aurait alors l’avantage d’assurer aux
autorités monétaires un apprentissage progressif de la gestion monétaire
et d’envoyer, par le biais d’un taux de change moins rigide, des
signaux réguliers aux populations de la zone sur l’état de leurs
économies. Il cesserait également de privilégier les populations
urbaines qui bénéficient à l’heure actuelle pour leur consommation de
produits importés, d’une monnaie forte et convertible, alors même que le
principal défi des économies de la zone franc est de rendre compétitifs
et autosuffisants les millions de petits producteurs qui se battent
quotidiennement pour leur survie. Pour qu’une telle évolution soit
envisageable, une réflexion sur la nature, le contenu et l’opportunité
des accords de coopération monétaire qui lient la France et les pays de
la zone Franc doit être menée.
ADV : Selon vous, pourquoi le président Ouattara a-t-il martelé que
le FCFA est une monnaie solide et appréciée ? Etait-ce juste pour réagir
face aux déclarations des membres du gouvernement italien qui ont
ouvertement accusé la France d’escroquer ses ex-colonies à travers le
FCFA et les comptes d’opérations ou alors, plus globalement, pour mettre
en garde tous ceux, qui, comme vous mènent un combat contre le système
FCFA ?
Pr. Nubukpo : Monsieur Ouattara appartient à une tradition dite «
monétariste », qui pense que la monnaie est neutre, qu’elle n’a pas
d’impact sur l’économie réelle. Pour cette tradition dite orthodoxe, le
seul rôle de la politique monétaire est la lutte contre l’inflation.
Plus une monnaie est forte, plus elle permet de préserver le patrimoine
des agents économiques. Pour moi, c’est justement là que le bât blesse :
l’Afrique francophone est jeune et dynamique, c’est maintenant qu’elle
doit créer de la richesse et être compétitif. Sa jeunesse n’a pas
forcément besoin d’une monnaie dite « forte », mais d’une monnaie qui
reflète simplement les fondamentaux des économies de la zone. Nous avons
besoin d’accéder au crédit bancaire à des taux d’intérêt bas,
d’investir et de créer des emplois. La monnaie doit être au service de
l’économie réelle et elle n’est donc pas neutre. Son utilisation
judicieuse pourrait permettre de contribuer à la transformation
structurelle des économies de la zone franc. J’appartiens à cette
tradition dite « keynésienne ».
ADV : Sous votre initiative, les États généraux du FCFA se sont
déroulés à Bamako du 16 et 17 février 2019 pour trouver une alternative
crédible à cette monnaie ; et dans les prochaines semaines, vous
entendez mettre sur la table toutes les propositions de sortie du FCFA.
Concrètement, de quoi s’agit-il et comment comptez-vous procédez ?
Pr. Nubukpo : A Bamako, nous avons fait le constat qu’au regard de la
pauvreté endémique des 14 pays utilisant, aujourd’hui encore, le franc
CFA, au regard du sang qui a coulé des héros africains qui se sont
insurgés contre cette monnaie servile, au regard de la jeunesse qui
s’embrase de Lomé à Douala, en passant par Dakar, Bamako, ou Abidjan, le
temps est venu de se réunir et d’établir un bilan sérieux de cette
monnaie.
Afin que les débats contradictoires soient féconds, nous avons invité
les économistes, les historiens, les membres de la société civile et
les politiques qui auront le courage de nous rejoindre à la table des
négociations. Nous avons insisté sur le fait que chacun avait sa part de
responsabilité, nous avons donc appelé toutes les bonnes volontés afin
d’élaborer dans un premier temps, une méthode rigoureuse, puis
différents scenarii prospectifs permettant d’évaluer quel dispositif
monétaire pourrait se révéler demain le plus pertinent, pour décider du
nom de cette nouvelle monnaie, ainsi que des différentes étapes à suivre
en établissant un échéancier rigoureux pour sortir progressivement mais
sûrement de l’ornière de cette monnaie qui nous tire vers le bas afin
d’envisager rationnellement un changement des paradigmes économiques au
niveau régional.
Les travaux seront confiés et organisés par des comités pays
réunissant spécialistes comme militants et se dérouleront dans la plus
grande transparence. Ils feront l’objet de rapports détaillés rendus
publics et remis à tous les niveaux décisionnels, locaux et
transnationaux (Etats, Union Africaine, Union Européenne, parlements…).
Les comités œuvreront à la consultation des peuples dans tous les pays
concernés et l’avis des opposants à la sortie du franc CFA sera pris en
compte. C’est issu de cette complexité concertée que naîtra notre
monnaie de demain.
Source: africandailyvoice.com