Les
années Zuma ont terni l’image de l’Afrique du Sud à l’international.
Cyril Ramaphosa, qui a
accédé à la présidence du pays après la démission
de Jacob Zuma en février 2018, a promis de renouer avec une politique
étrangère fondée sur les principes de la démocratie et des droits de
l’homme, héritée de Nelson Mandela. Candidat à sa propre succession,
l’actuel président sud-africain espère avoir des coudées franches en
matière de diplomatie après les élections du 8 mai, qui devraient
confirmer la domination de la vie politique sud-africaine par l’ANC.
Entretien avec Liesl Louw-Vaudran, spécialiste de la diplomatie
sud-africaine et consultante au think tank l’Institute for Security
Studies, basé à Pretoria.
RFI: Est-ce que la politique étrangère a été l’un des enjeux de la campagne électorale qui vient de se terminer ?
Liesl Louw-Vaudran (1): Cette campagne
a porté essentiellement sur des thèmes de politique intérieure tels que
la gouvernance, les réformes agraires, la lutte contre la corruption,
etc. Mais les attaques xénophobes contre des commerçants étrangers qui
ont éclaté en mars dernier, à Durban, au début de la campagne, sont
venues rappeler combien la politique étrangère et la politique
intérieure étaient étroitement liées. Cette xénophobie, dont les
premières manifestations remontent à 2008, est le résultat de
l'incapacité des gouvernements successifs de Pretoria de faire décoller
l’économie. Cette haine des étrangers a contribué à détériorer l’image
de ce pays chez ses voisins d’où provient le plus gros des migrants qui
s’entassent dans les bidonvilles sud-africains. Des voix se sont levées
notamment au Zimbabwe, en Mozambique, en Zambie et au Malawi pour
réclamer l’expulsion des Sud-Africains installés chez eux et le boycott
de marchandises fabriquées en Afrique du Sud. Les relations entre les
pays voisins sont devenues tellement explosives que la ministre
sud-africaine des Relations internationales et de la Coopération
(équivalent du ministre des Affaires étrangères), Lindiwe Sisulu, a dû convoquer en urgence la réunion des ambassadeurs des pays concernés afin de les rassurer.
Quelles inflexions Cyril Ramaphosa a-t-il apportées à la diplomatie au cours de sa première année de présidence ?
Il
faut rappeler que c’est un gouvernement de transition que dirige le
président Ramaphosa depuis la démission en février 2018 de
l’ex-président Jacob Zuma qui était englué dans des affaires de
corruption. Si son parti, le Congrès national africain (ANC) gagne les
élections générales du 8 mai, Cyril Ramaphosa aura sans doute une plus
grande marge de manœuvre. Il est devenu le président de son parti en
décembre 2017, mais n’a remporté le scrutin interne qu’avec une petite
majorité de 179 voix contre sa rivale Dlamini-Zuma, ex-épouse de son
prédécesseur Jacob Zuma.
La faction Zuma dispose encore de la moitié des sièges au sein de la
puissante « National Executive Committee » (NEC) du parti qui dicte sa
politique au gouvernement. Par conséquent, en politique étrangère comme
sur le front domestique, la stratégie de ce nouveau président pendant la
transition a consisté à trouver des compromis entre le realpolitik
dicté par la situation du pays et les diktats souvent idéologiques
émanant de la frange radicale de l’ANC, parti ancré à gauche. C’est ce
qui explique que Pretoria ne se soit pas encore retiré de la Cour pénale
internationale (CPI), comme le lui réclament les éléments les plus
radicaux du NEC. Parallèlement, les autorités font des concessions à ces
derniers en rétrogadant ses liens avec Israël, comme le veut la
résolution de déclassement adoptée par le parti en 2018. Le gouvernement
a décidé de déclasser en effet son ambassade en Israël en un bureau de
liaison.
La politique de Jacob Zuma à l’international
avait été très critiquée, notamment sa décision de ne pas livrer à la
CPI le soudanais Omar el-Béchir lors de son déplacement en Afrique du
Sud en 2015, et cela malgré son inculpation par la Cour pour des crimes
de guerre et de génocide.
Jacob Zuma a été un dirigeant
particulièrement controversé. Les scandales de corruption auxquels son
nom a été mêlé tout comme sa ligne diplomatique peu claire ont fini par
ternir son image et par ricochet celle de l’Afrique du Sud à
l’international. Après avoir pris les rênes du pays en début 2018, Cyril
Ramaphosa a remanié le gouvernement hérité de son prédécesseur. Il a
notamment remplacé la ministre des Affaires étrangères, Maïté
Nkoana-Mashabane, qui fut une ministre désastreuse, parLindiwe
Sisulu. Cette dernière est une femme d’envergure, avec vingt-quatre
années d’expérience en politique. Dès son arrivée à la tête de son
ministère, elle a fait faire un audit de la politique étrangère et a
déclaré que celle-ci sera désormais strictement fondée sur le respect
des principes de la démocratie et des droits de l’homme consacrés dans
les documents fondateurs de la République sud-africaine.
C’était un début prometteur …
Oui, sauf que seize mois après l’arrivée au pouvoir du
gouvernement Ramaphosa, force est de constater que le changement promis
n’est pas au rendez-vous. Le réalisme et les impératifs économiques
plutôt que les valeurs continuent de dicter aux diplomates de Pretoria
la conduite à tenir. On a pu le constater notamment en République
démocratique du Congo où Cyril Ramaphosa s’est empressé d’entériner la
victoire à la présidentielle du 30 décembre 2018 de l’opposantFélix Tshisekedi,
proche du clan Kabila sortant et déclaré vainqueur par la Cour
constitutionnelle du pays. Malgré les réserves émises par l’Union
africaine et l’Union européenne concernant l’impartialité du scrutin, le
président Ramaphosa s’est rangé derrière l’opinion de la Cour
constitutionnelle congolaise, sans doute pour sauvegarder les intérêts
économiques sud-africains au Congo. De même, en novembre déjà, l’Afrique
du Sud s’était abstenue lors du vote d’une résolution aux Nations unies
condamnant la répression brutale de la minorité rohingaise par l’armée
birmane, à Myanmar. C’est seulement sous la pression de l’opinion
publique, mobilisée par la presse sud-africaine, que Pretoria a voté
pour la résolution à l’Assemblée plénière, de peur d’être désavoué par
l’électorat traditionnel de l’ANC.
L’Afrique occupe une
place privilégiée dans la politique étrangère de l’Afrique du Sud
post-apartheid. Quelle est l’origine de cette « relation spéciale » ?
C’est à Nelson Mandela que l’on doit la notion de destinée continentale pour l’Afrique du Sud. Dans un article publié dans la revue Foreign Affairs
en 1993, Mandela, qui était à l’époque chef de l’ANC en attendant la
tenue des premières élections libres et démocratiques vouées à le porter
à la présidence de son pays, avait défini les contours de la politique
étrangère de la future Afrique du Sud. Il plaida pour une diplomatie
fondée sur les idéaux de la démocratie, l’égalité et les droits de
l’homme, tout en présentant l’Afrique du Sud comme le modèle et le
partenaire de l’Afrique en devenir. Depuis, ce partenariat a emprunté
des formes diverses, allant de missions de médiation à envoi de
militaires pour le maintien de la paix et de la sécurité, en passant par
la mise en œuvre des projets de reconstruction et l’aide au
développement. L’Afrique du Sud a également participé, avec d’autres
pays tels que l’Algérie, le Nigeria, le Sénégal et l’Égypte, à la mise
en place et au lancement en 2001 du projet de Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique
(Nepad). Le but était de créer à travers une série d’actions politiques
et sociales un environnement propice au développement durable en
Afrique. C’est l’Afrique du Sud (Midrand) qui accueille le secrétariat
général de cette agence.
Et pourtant les relations entre l’Afrique du Sud et les pays africains en général se sont rapidement gâtées. Pourquoi ?
Les contradictions sous-jacentes à l’ambition sud-africaine
d’exercer un magistère moral dans un paysage où l’autoritarisme est la
norme sont apparues dès l’époque de Nelson Mandela. En 1995, suite à la
pendaison de l’écrivain Ken Saro-Wiwa et
d’autres militants ogoni qui contestaient la politique pétrolière menée
par les dirigeants nigérians dans le delta du Niger, Nelson Mandela est
lui-même monté au créneau, réclamant l’expulsion du Nigeria du
Commonwealth. Cette prise de position suscita la désapprobation de
quasiment l’ensemble des dirigeants du continent, obligeant Madiba à
faire marche arrière. La leçon a été retenue par son successeur Thabo
Mbeki. Celui-ci privilégia une diplomatie discrète, notamment à l’égard
de son voisin, le tonitruant Robert Mugabe,
qui refusait d’accepter les évolutions institutionnelles réclamées par
l’opposition. Pour Mbeki, la solidarité avec les pays africains était
plus importante que la loyauté envers les idéaux de Mandela. Quant à
Jacob Zuma, sans doute le plus africain des présidents sud-africains, sa
politique africaine fut aussi illisible que sa gouvernance du pays en
général. Une gouvernance essentiellement animée par des intérêts
personnels. Personne n’a d’ailleurs compris pourquoi après avoir été
absent de l’Union africaine (UA) pendant des années, Pretoria a voulu
imposer l’un des siens à la tête de la puissante Commission de l’UA ?
Avec quelle feuille de route ? Le choix de Nkosazana Dlamini-Zuma pour
ce poste fut très contesté en son temps, tant en Afrique du Sud qu’à
Addis-Abeba. Consciente sans doute du peu de soutien dont elle
disposait, celle-ci a préféré ne pas faire un second mandat et a fait le
choix de retourner en Afrique du Sud où, candidate à la direction de
l’ANC, elle essuya une défaite humiliante face à Cyril Ramaphosa. Qui
plus est, aujourd’hui parmi les huit commissaires chargés de seconder le
président de la Commission de l’UA, il n’y a pas un seul Sud-Africain.
C’est un bel exemple de la gouvernance « ad hoc » de Jacob Zuma.
Est-ce que l’Afrique du Sud a encore les moyens de son ambition africaine ?
Certes,
l’Afrique du Sud ne peut plus aujourd’hui mobiliser les pouvoirs
militaires, comme elle l’a fait à plusieurs reprises dans le passé en
vue d’accélérer la résolution de conflits, notamment au Congo, au Zaïre
(aujourd’hui RDC), au Burundi, aux Comores ou encore en Côte d’Ivoire et
au Lesotho. Ce « hard power » d’antan a été remplacé par le « soft
power » qu’illustre le rayonnement des universités et des think tanks
sud-africains. On pourrait aussi citer le travail considérable fait par
la Commission électorale sud-africaine pour partager son savoir-faire et
son expérience en matière d’organisation des élections avec les
démocraties émergentes sur le continent. L’Afrique du Sud, qui va
assurer en 2020 la présidence tournante de l’UA, pourrait s’appuyer sur
ces avancées ainsi que sur le modèle de transition institutionnelle
qu’elle demeure pour conforter son influence et sa crédibilité sur le
plan continental.
Selon certains observateurs, pendant la transition
l’administration Ramaphosa aurait mis davantage l’accent sur le
renforcement de ses relations diplomatiques avec les pays occidentaux et
le groupe des BRICS dont l’Afrique du Sud fait partie depuis 2010,
qu'avec les pays africains. Qu'en pensez-vous ?
A mon
avis, les deux mouvements vont de pair. L’Afrique du Sud a besoin de
l’Afrique pour s’affirmer politiquement, comme elle a besoin de l’Union
européenne et des pays du groupe des BRICS pour sa reconstruction
économique. N’oublions pas que l’Union européenne et la Chine sont les
principaux partenaires économiques et commerciaux de Pretoria. Les deux
mouvements illustrent la volonté sud-africaine d’exister à la fois aux
niveaux continental et global.
(1) South Africa in Africa: Super Power or Neocolonialist? de Liesl Louw-Vaudran. Tafelberg, Cape Town, 2016.