Un an après le départ de Yahya Jammeh, les Gambiens savourent leur
liberté retrouvée mais ont
surtout soif de changement. Catapulté à la
tête du pays, le nouveau président peine à trouver ses marques et craint
toujours un coup bas des partisans de son prédécesseur.
De sa statue, à l’entrée de Banjul, il ne reste que des
gravats. Contraint à l’exil le 21 janvier 2017, après avoir été défait
dans les urnes, Yahya Jammeh vit désormais dans la moiteur de Malabo et
ne fait plus trembler ses concitoyens. Oubliés la police politique, la
sinistre prison de Mile 2 et les escadrons de la mort, qui ont fait
régner la terreur pendant plus de vingt-deux ans. Les Gambiens sont à
nouveau libres de dire ce qu’ils pensent et ne s’en privent pas.
La presse revit après des années de bâillonnement, les ONG
ou associations travaillent sans crainte, et les gens peuvent manifester
sans être inquiétés. Aux manettes de cette « nouvelle Gambie »qui
réapprend doucement la démocratie, un homme sans grande expérience
politique : Adama Barrow, 52 ans.
Ce promoteur immobilier, un temps agent de sécurité à Londres pour payer ses études, s’est retrouvé catapulté au pouvoir avec
la lourde tâche de succéder à Jammeh. Discret et réservé, l’homme donne
encore l’impression de flotter dans son boubou présidentiel et il n’est
pas épargné par les critiques.
Certains le jugent peu charismatique, pas assez dynamique ou
encore sans vision claire. D’autres l’accusent d’être un « pantin »
manipulé par ses anciens alliés de l’opposition sous Jammeh ou par les
autorités sénégalaises, qui l’ont accueilli et protégé pendant la crise
post-électorale. « Barrow est considéré comme le président du peuple,
mais il est encore trop distant. Il faut qu’il communique plus souvent
et qu’il explique ce qu’il fait », estime Salieu Taal, avocat et
cofondateur du mouvement #GambiaHasDecided, lancé sur les réseaux
sociaux en décembre 2016.
Pression populaire
Comme en Tunisie ou au Burkina Faso ces dernières années,
Barrow et son gouvernement sont surtout soumis à une intense pression
populaire. Après plus de deux décennies de dictature, les Gambiens
attendent des changements rapides et concrets. Une impatience à laquelle
il sera d’autant plus difficile de répondre que le nouveau chef de
l’État a hérité d’une situation économique difficile. Les caisses de
l’État sont vides. Jammeh, qui ne faisait guère de différence entre les
deniers publics et ses fonds personnels, serait parti avec des dizaines
– voire des centaines – de millions d’euros. Il a aussi laissé derrière
lui l’une des dettes publiques les plus importantes du continent,
évaluée à près d’un milliard d’euros (soit 120 % du PIB).
Les Gambiens, eux, sont confrontés à une hausse des prix des
biens de consommation courante, à commencer par ceux du poisson ou de
la viande. Ils subissent aussi des délestages quotidiens, avec seulement
trois à quatre heures d’électricité par jour dans certains quartiers de
Banjul. Seul motif de satisfaction : les touristes britanniques ou
scandinaves continuent à venir bronzer sur les plages et à dépenser
leurs dalasis dans les bars et hôtels du pays.
Commission Vérité, Réconciliation et Réparation
Pour inverser la tendance, les autorités peuvent compter sur
l’appui de différents partenaires étrangers désireux d’accompagner la
transition. Soutenu par ses voisins sénégalais, Adama Barrow s’est
activé sur le plan diplomatique durant sa première année au pouvoir. Il
s’est rendu à Paris, à Bruxelles et, plus récemment, en Chine pour
débloquer des aides ou signer des contrats. « Nous avons aussi rompu
l’isolement international dans lequel Jammeh nous avait plongés en
stoppant la procédure de retrait de la CPI et en demandant notre
réintégration au Commonwealth », ajoute Ousainou Darboe, le ministre des
Affaires étrangères.
Comme lui, de nombreux Gambiens ont été emprisonnés sous le
régime de Yahya Jammeh. D’autres ont été torturés ou tués. Ces
innombrables victimes et leurs proches réclament aujourd’hui justice
pour les crimes commis depuis 1994. Une tâche titanesque que le
gouvernement entend mener sans se précipiter. Mi-décembre, une
commission Vérité, Réconciliation et Réparation a été mise sur pied à
l’Assemblée nationale. Composée de onze membres qui doivent être nommés
d’ici à la fin de février, elle a deux ans pour faire la lumière sur les
crimes perpétrés et identifier leurs principaux responsables, qui
pourront ensuite être poursuivis par le ministère de la Justice.
« Bring Jammeh to justice »
Pour les familles de victimes, la méthode est trop lente et
risque de favoriser l’impunité. « Ce n’est pas une question de vitesse
mais de qualité. Il ne suffit pas de juger des gens, il le faut le faire
de manière irréprochable, répond Abubacarr Tambadou, le ministre de la
Justice. Tout le monde ne pourra être satisfait, mais nous sommes
obligés de conjuguer justice et réconciliation pour reconstruire notre
démocratie. »
En un an, seul un procès s’est ouvert, celui de neuf
ex-membres de la défunte Agence nationale du renseignement (NIA) accusés
du meurtre de Solo Sandeng, un opposant mort en détention en
avril 2016. Plusieurs autres affaires emblématiques, comme l’assassinat
du journaliste Deyda Hydara en 2004, sont toujours au point mort. Avec
d’autres familles de victimes et des ONG de défense des droits humains,
son fils, Baba Hydara, participe à la campagne « Bring Jammeh to justice », qui vise à traîner l’ancien président devant un tribunal.
« Que ce soit ici ou ailleurs, nous voulons qu’il soit jugé et qu’il
explique ce qui s’est passé, explique-t-il. Pareil pour ceux qui lui ont
obéi. Il ne doit y avoir aucune amnistie. »
L’ex-dictateur a beau avoir trouvé refuge en Guinée
équatoriale,son ombre plane toujours sur la Gambie. Malgré leurs
discours rassurants, les autorités craignent d’éventuelles tentatives de
déstabilisation des pro-Jammeh, qui restent nombreux dans l’armée. En
un an, une dizaine de soldats considérés comme des jungulers,
sorte de tueurs à gages à la solde de l’ancien président, ont été
arrêtés. Dans les jours qui ont précédé le 22 juillet, date anniversaire
de son accession au pouvoir, dix-huit officiers et soldats qui
projetaient d’ébranler le nouveau régime ont été arrêtés.
S’il y a une tentative de déstabilisation, il y a de grandes chances que cela vienne de Kanilai, fief et village natal de Jammeh, glisse une source militaire
Selon une source militaire, ils prévoyaient notamment
l’assassinat de plusieurs hauts gradés et membres du gouvernement. Six
ont réussi à fuir et se seraient réfugiés dans des pays voisins. Les
autres sont actuellement jugés par une cour martiale. Enfin, sept
officiers et sous-officiers ont été limogés de l’armée fin 2017 car ils
étaient en contact direct avec Yahya Jammeh.
Face à cette situation sécuritaire volatile, la mission de
la Cedeao en Gambie (Micega), composée de 500 militaires sénégalais,
nigérians et ghanéens, devrait voir son mandat prolongé d’une année
supplémentaire en mai. La méfiance est aussi palpable à Kanilai, fief et
village natal de Jammeh, à environ 120 km au sud-est de Banjul. « S’il y
a une tentative de déstabilisation, il y a de grandes chances que cela
vienne de là-bas », glisse une source militaire. Un bataillon de 500
soldats sénégalais y est donc déployé depuis février 2017 dans le cadre
d’un accord de défense entre le Sénégal et la Gambie. Quant aux
militaires fidèles à Jammeh qui y étaient positionnés, ils ont été
réaffectés et remplacés.
Sans surprise, la réforme de l’armée et des services de
sécurité fait donc partie des premiers chantiers ouverts par Adama
Barrow. La redoutée NIA a été rebaptisée Services de renseignement
d’État, et un nouveau chef d’état-major général des armées, le général
Masaneh Kinteh, a été nommé. « L’un de nos objectifs est de changer les
mentalités, pour que les militaires comprennent qu’ils ne sont plus au
service d’un seul homme mais de la République dans son ensemble »,
explique le major Lamin Sanyang, porte-parole de l’armée.
De fidèles partisans
Pour consolider la démocratie, Barrow souhaite également
restructurer les principales institutions. Mi-décembre, l’Assemblée
nationale a ainsi créé une commission constitutionnelle chargée de
rédiger une nouvelle loi fondamentale pour remplacer celle promulguée
par Jammeh en 1997.
Si celui qui s’était autoproclamé « Babili Mansa » (« le roi
qui défie les rivières », en mandingue) est exilé à des milliers de
kilomètres, ses partisans sont toujours là. Dans des quartiers de
Banjul, certains arborent fièrement des tee-shirts à son effigie sur
lesquels on peut lire « Avec Dieu à nos côtés, nous ne perdrons
jamais ». Moins d’un an après son départ, ces démonstrations publiques
sont parfois peu appréciées. Début janvier, des rixes ont ainsi éclaté
entre des jeunes et des membres de l’Alliance patriotique pour la
réorientation et la construction (APRC, le parti de l’ex-président).
« Malgré les intimidations que nous subissons, nous restons le premier
parti de Gambie, et Jammeh est toujours très populaire », vante son
ancien directeur de campagne, Yankuba Colley.
Pour lui comme pour les principaux responsables politiques
gambiens, les élections locales du 12 avril seront un test électoral
majeur. Elles le seront aussi pour Adama Barrow et sa formation, le
Parti démocratique unifié (UDP). Dans les semaines qui ont suivi son
investiture, la coalition d’opposants qui lui avait permis de remporter
la présidentielle a volé en éclats en raison de rivalités internes. Ses
ex-alliés l’accusent de favoriser son parti au détriment des autres. Ils
le soupçonnent surtout de ne pas vouloir tenir sa promesse de
démissionner au bout de trois ans pour organiser de nouvelles élections.
Des contre-pouvoirs solides
Ces derniers mois, le président et sa garde rapprochée
laissent en effet entendre qu’il pourrait aller au bout de son mandat de
cinq ans, comme le prévoit la Constitution. « Nous verrons ce qu’il
décide, mais il n’aura peut-être pas le choix. Il a plusieurs
contre-pouvoirs solides face à lui : l’Assemblée nationale, la presse,
ou encore la société civile », prévient Halifah Sallah, député et ancien
porte-parole de la coalition de l’opposition.
Un an après son arrivée au pouvoir sur la pointe des pieds,
quasi à reculons, ce président aux airs de M. Tout-le-Monde va-t-il
revenir sur sa promesse et s’y accrocher ? « Il sait parfaitement ce
qu’il fait, glisse un pilier de l’ex-opposition qui le connaît bien. Il
n’est ni stupide, ni faible, et peut se montrer très autoritaire quand
il veut. Ce serait une erreur de penser qu’il est facilement
manipulable. »