Immigration: Au Sénégal, à Gandiol, la douleur des familles de disparus

Khady montre une photo d'elle et son mari qui a disparu en mer. Crédit : Leslie Carretero

Au début des années 2000, la côte sénégalaise était une terre de départ pour les migrants de la région désireux de rejoindre l’Europe, via les îles Canaries. Aujourd'hui, la route a changé, mais les Sénégalais sont encore nombreux à vouloir rejoindre le Vieux Continent, en passant cette fois par la Libye ou par le Maroc. InfoMigrants a rencontré Khady et Insa dont respectivement le mari et le fils ont disparu en mer en tentant d’atteindre l’Espagne.

Khady habite dans une toute petite maison, dans le village de Gandiol, à une trentaine de kilomètres de Saint-Louis, dans le nord du Sénégal. Un espace de 20 m2 que Khady, 45 ans, partage avec ses quatre enfants.
Son mari, Mamadou, a disparu en 2006 alors qu’il tentait de rejoindre les îles Canaries à bord d’une pirogue partie de Casamance, dans le sud du pays.


La douleur est encore vive pour Khady, dont le mari a disparu en 2006. Crédit : Leslie Carretero
La douleur est encore vive pour Khady, dont le mari a disparu en 2006. Crédit : Leslie Carretero
"Il m’avait dit qu’il partait en voyage mais je ne savais pas qu’il allait en Espagne. Je l’ai su quand un ami en Casamance m’a dit qu’il avait pris la mer", raconte-t-elle en wolof. Sans nouvelles de lui, elle a passé un mois à le "chercher partout", puis s’est finalement résignée à sa mort.

"Au début, je refusais de parler de mon fils"
Plus de 10 ans après sa disparition, la douleur est toujours vive. Khady ne peut contenir son émotion en racontant son histoire. "Aujourd’hui encore, cela me fait mal d’en parler", explique-t-elle, les yeux embués de larmes, qu’elle sèchent à l’aide de son boubou bleu et rose.
Son ami Insa, qui vit dans le village d’à côté, a lui aussi perdu un proche, la même année : son fils aîné de 18 ans, Ouseynou. Après avoir embarqué sur une pirogue depuis la Casamance, le jeune homme a disparu en mer. Son père, un pêcheur de 60 ans, a attendu pendant plusieurs jours le coup de téléphone de son enfant. "Je suis resté des nuits entières éveillé, je n’arrivais plus à dormir", raconte le vieil homme, assis en tailleur dans sa maison de Pilote-Barre. "Je pensais à lui tout le temps".
L’année dernière, Insa a appris que son autre fils, âgé de 17 ans, avait lui aussi pris la mer. "Il ne m’avait pas fait part de ses projets, sinon je lui en aurais empêché". Mohamed a survécu à la traversée. Aujourd’hui, il vit à Barcelone dans un centre pour mineurs. Son père est évidemment soulagé de le savoir en vie, mais le jeu en valait-il la chandelle ?  "Pour l'instant, il ne peut pas travailler. Il ne peut donc pas nous aider", souffle-t-il.


Insa a perdu son fils de 18 ans qui a disparu en tentant de rejoindre les les Canaries  bord dune pirogue Crdit  Leslie Carretero
Insa a perdu son fils de 18 ans qui a disparu en tentant de rejoindre les îles Canaries à bord d'une pirogue. Crédit : Leslie Carretero
Depuis 2006, près d’une quarantaine de personnes originaires de la région – qui compte 16 000 personnes - ont disparu en tentant de rejoindre les îles Canaries, selon Khady et Insa, qui ont créé une association pour les familles de migrants de disparus.
Pour aider les proches de disparus à supporter cette douloureuse épreuve, le Comité internationale de la Croix-Rouge (CICR) a organisé des groupes de paroles, des prières collectives et des ateliers psycho-sociaux dans la commune de Gandiol. "Au début, je refusais de parler de mon fils, c’était trop dur", témoigne Insa. "Mais avec le temps, et en écoutant d’autres histoires comme la mienne, j’ai réussi à évoquer la perte de mon enfant".
"Ce sont souvent les piliers de la famille qui partent en Europe"
Sans l’aide de son mari, Khady s’est sentie "complètement perdue". "Mamadou était menuisier. Il s’occupait des dépenses quotidiennes", dit celle qui porte toujours son alliance. "Il m’a laissé avec quatre enfants que je dois élever seule tout en subvenant à leurs besoins".
"Ce sont souvent les piliers de la famille qui partent en Europe", constate Angelique Appeyroux, chef adjointe de la délégation du CICR au Sénégal. "C'est donc très difficile pour ceux qui restent de s’en sortir financièrement".


Khady et Insa ont créé l'association pour les familles de migrants de disparus de Gandiol. Crédit : Leslie Carretero
Khady et Insa ont créé l'association pour les familles de migrants de disparus de Gandiol. Crédit : Leslie Carretero
Avec l’aide de l’organisation, Khady vend des bracelets et des colliers. Issue d’une famille de griots, elle aide et prépare également à manger lors les cérémonies en échange d’un peu d’argent.
Malgré son âge, Insa non plus n’a pas d’autres choix que de continuer à travailler. "Mes autres enfants sont trop jeunes pour m’aider. Si Ouseynou était encore là il pourrait me soutenir au quotidien", déplore-t-il.
"Mon fils de 15 ans m’a dit qu’il voulait prendre une pirogue"
Face au manque de moyens de Khady, son fils aîné a plusieurs fois pensé à traverser la mer pour aller, lui aussi, tenter sa chance en Europe. L’idée horrifie Khady, qui explique qu’elle ne supporterait pas une nouvelle perte. "Je lui ai interdit de le faire", soupire-t-elle.
Insa en veut, lui, aux autorités sénégalaises, qui dit-il, "ne font rien pour retenir son peuple". "Si les gens avaient du travail, ils ne quitteraient pas leur famille et ne prendraient pas de tels risques".
Mais il est aussi en colère contre les Etats européens qui ne délivrent pas suffisamment de visas aux Africains. "A chaque fois qu’on demande un visa, on nous le refuse", explique-t-il. "Si l’Europe permettait aux jeunes de venir légalement, nos proches ne se tueraient pas en mer", conclut-il en jetant un œil à la photo de son fils disparu, accroché sur un mur de sa maison.


Une rue du village de Pilote-Barre. Crédit : Leslie Carretero
Une rue du village de Pilote-Barre. Crédit : Leslie Carretero
Leslie Carretero