Depuis deux ans,
la crise des régions anglophones du Cameroun a dégénéré en conflit
ouvert avec
Yaoundé. Au-delà de la dénonciation des exactions présumées des forces en présence par HRW, un constat s'impose: aucune solution politique n'a vu le jour, aucune tentative de dialogue n'a abouti. Sputnik cherche à comprendre pourquoi.
Yaoundé. Au-delà de la dénonciation des exactions présumées des forces en présence par HRW, un constat s'impose: aucune solution politique n'a vu le jour, aucune tentative de dialogue n'a abouti. Sputnik cherche à comprendre pourquoi.
Le
Gouvernement camerounais «estime, en effet, qu'il est absolument
inconséquent voire malsain, de vouloir mettre sur un pied d'égalité ou
loger à la même enseigne, d'un côté, ceux qui, incarnant la puissance
publique, font un usage légitime, réfléchi et mesuré de la force, et de
l'autre, des hors-la-loi, qui usent illégalement de la force à des fins
destructrices, malveillantes et nuisibles», a lancé René Emmanuel Sadi,
ministre de la Communication du Cameroun, lors d'une conférence de
presse, le 2 avril dernier.
Faut-il voir dans cette attitude un début d'explication à l'échec de
toutes les tentatives de négociations entre le Cameroun et les
séparatistes des régions anglophones de ce pays? Nous y reviendrons. Ce
qui est certain, c'est que cette déclaration cinglante s'inscrit dans la
réponse à la presse d'un gouvernement directement mis en cause par
l'ONG Human Rights Watch (HRW).
Alors
que les populations des régions du Nord-ouest et du Sud-ouest du
Cameroun continuent de vivre sous le joug de violences quotidiennes,
malgré le fort déploiement de forces de sécurité dans cette partie du
pays et que la situation s'enlise sur le terrain, HRW a tiré la sonnette
d'alarme dans un rapport rendu public le 28 mars dernier.
L'organisation de défense des droits de l'homme y dénonce des attaques
répétées contre les civils camerounais, menées aussi bien par les
séparatistes anglophones que par les forces de l'ordre. D'après HRW, 170
civils et 31 membres des forces de sécurité ont été tués et des
centaines d'habitations ont été incendiées dans des violences, au cours
des six derniers mois. Et dans ce rapport, l'ONG ne prend pas de
pincettes s'agissant des exactions présumées des forces
gouvernementales.
«Les forces gouvernementales ont tué plusieurs
dizaines de civils, recouru à la force de manière indiscriminée et
incendié des centaines d'habitations au cours des six derniers mois dans
les régions anglophones du Cameroun», a souligné Human Rights Watch.
Des
accusations graves, une pilule difficile à avaler pour le gouvernement
de Yaoundé qui, par la voix de son porte-parole, a donc vertement
répliqué à l'ONG lors d'un point de presse:
«Le Gouvernement camerounais rejette
catégoriquement ces accusations, portées inconsidérément contre des
Forces républicaines, engagées dans un combat pour la préservation de
l'intégrité territoriale de l'État et la protection des personnes et des
biens, dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, et ce
conformément à leurs obligations régaliennes, dans le strict respect des
conventions internationales en matière des droits de l'Homme, et
parfaitement conscientes de leur responsabilité», a précisé René
Emmanuel Sadi, ministre de la Communication.
Bien que l'ONG n'épargne pas non plus les séparatistes anglophones
dans ce rapport dénonçant également les exactions commises par ces
derniers, le Gouvernement camerounais refuse donc de se voir mis dans le
même sac que les séparatistes. Dans ce rapport, l'ONG dit s'appuyer sur
les informations relayées dans les médias et des enquêtes sur le
terrain. Pour le ministre de la Communication,
«l'ONG Human Rights Watch trahit comme un
parti-pris en faveur des bandes armées, en relativisant, voire en
minorant la responsabilité de ces groupes dans les atrocités perpétrées
dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.»
Même
si le gouvernement tente de relativiser la situation décrite par HRW,
arguant une «reprise en main progressive par les Forces nationales de
Défense et de Sécurité», Richard Makon, universitaire et politologue
camerounais interrogé par Sputnik précise que
«Ce rapport reste malgré tout d'une extrême
gravité, car il démontre, s'il en était encore besoin, que loin de
s'estomper, la crise dans les régions dites anglophones perdure au
risque de s'aggraver et de s'enliser toujours un peu plus. Toutefois, ce
rapport n'apporte rien de nouveau tant sur le strict plan de
l'information que sur celui de l'analyse des conséquences et des
perspectives politiques et stratégiques de cette crise. Tous les jours
en effet, à l'initiative de la presse locale, qu'elle soit classique
(télévision, radio, presse écrite) que cybernétique, les informations
fraîches venant du front inondent la quotidienneté camerounaise.»
Dans son document, l'organisation de défense des droits de l'homme
réclame en outre une intervention du conseil de sécurité de l'Onu: «Les
membres du Conseil de sécurité de l'Onu devraient formellement ajouter
la question du Cameroun à l'ordre du jour du Conseil, demander au
Secrétaire général de l'Onu l'organisation d'une réunion d'information
sur cette situation, et indiquer sans équivoque que les responsables
d'atteintes graves aux droits humains risquent de faire l'objet de
sanctions». L'intervention de l'Onu, une option qu'analyse Dieudonné
Essomba, économiste camerounais:
«Il ne faut pas oublier que le Cameroun
anglophone a été lié au Cameroun francophone sous l'égide des Nations
unies [en 1961 ndlr]. Comment avons-nous pu croire qu'à partir du moment
où l'attelage ne fonctionnait plus, les Nations unies n'allaient pas
revenir? Ils vont venir, ce qui est sûr et certain, pour s'interposer et
malheureusement, peut-être, imposer une confédération au Cameroun […]
l'Onu va inviter le gouvernement et les sécessionnistes avec les moyens
de contrainte. On ne va plus demander l'avis des uns et des autres.»
La
communauté internationale serait-elle seule capable de débloquer la
situation des régions anglophones? Il est vrai que des voies de sortie
de crise ont été explorées, même si les résultats se font encore
attendre. Entre la forte militarisation des régions anglophones et des
tentatives de main tendue, Paul Biya manie la carotte et le bâton face
aux séparatistes, dans le cadre de cette crise qui secoue ces régions du
pays depuis plus de deux ans. Dans son allocution du 6 novembre 2018,
jour de sa prestation de serment pour un 7e mandat, Paul Biya demandait
déjà aux séparatistes anglophones de cesser les combats: «Je leur lance
un appel à déposer les armes et à retrouver le droit chemin. J'en
appelle tout particulièrement aux jeunes qui se sont laissés entraîner
dans une aventure sans lendemain.»
Comme pour matérialiser cet appel, Paul Biya a créé en novembre 2018
un «comité national de désarmement, de démobilisation et de
réintégration» (CNDDR) pour les combattants des zones en conflit au
Cameroun. Une main tendue de Paul Biya à l'entame de son nouveau mandat
dont les résultats tardent à venir. En l'absence de tout dialogue avec
ces groupes, les Camerounais restent sceptiques sur les chances de
succès de ce comité. Et pourtant, après une séquence de négociation
politique qui a débouché sur quelques concessions techniques, le
gouvernement a durci le ton, en procédant par exemple à l'emprisonnement
de certains leaders séparatistes, minant par là même ses possibilités
de dialogue:
«Le gouvernement s'est privé d'interlocuteurs.
Avant la crise, quelque 10% des populations anglophones étaient pour la
sécession; mais lorsque le gouvernement a commencé à arrêter les
leaders, cela a contribué à davantage radicaliser les populations.
Maintenant, 80% veulent la sécession, peut-être 20% veulent la
fédération. L'approche du gouvernement a constamment radicalisé les
populations: il y a beaucoup d'anglophones qui disent chaque jour qu'ils
ne font plus partie du Cameroun, qu'ils sont "ambazonniens" [Ambazonie,
nom donné à l'État que veulent créer les séparatistes, ndlr]. L'armée
ne peut pas collaborer avec des personnes qui ont cet état d'esprit dans
l'optique de mettre la main sur les sécessionnistes», commente Wanah
Immanuel Bumakor, spécialiste des relations internationales.
Dans
son discours de fin d'année, le 31 décembre dernier, Paul Biya a évoqué
les multiples mains tendues du gouvernement de Yaoundé «pour éviter le
recours à des mesures extrêmes», sans exclure cependant
l'intensification de l'option militaire. «Si l'appel à déposer les armes
que j'ai lancé aux entrepreneurs de guerre reste sans réponse, les
forces de défense et de sécurité recevront instruction de les
neutraliser», a martelé Paul Biya.
La forte militarisation de la zone n'a pourtant pas permis de faire reculer les séparatistes.
La forte militarisation de la zone n'a pourtant pas permis de faire reculer les séparatistes.
«C'est une crise politique qui n'a pas besoin
des armes. On devrait résoudre cette crise par un dialogue. Alors que
les anglophones avaient des revendications légitimes, le gouvernement
s'est contenté d'imposer sa manière de faire, ce qui a radicalisé la
partie anglophone et les sécessionnistes ont saisi cette occasion pour
gagner le cœur des anglophones. Voilà pourquoi nous en sommes où nous
sommes. Il y aura toujours des violations des droits, parce que l'armée
utilise ses moyens pour se maintenir. Le gouvernement revendique une
victoire sans appel de 71% aux dernières élections, mais pourquoi il a
peur de dialoguer avec son peuple?», s'interroge Wanah Immanuel Bumakor.
Le
dialogue, une solution posée sur la table par bien des acteurs, à
l'instar des religieux des régions anglophones, conduits par le Cardinal
Christian Tumi, initiateurs de la Conférence générale des anglophones.
Une rencontre qui viserait à débattre des solutions à apporter pour
faire cesser la crise en cours dans ces régions du Cameroun, dans un
contexte où les options explorées jusqu'ici se sont avérées inefficaces.
Cette initiative des religieux devait être une étape préparatoire
entre anglophones, visant à définir les questions qui devraient être
examinées lors d'un dialogue national et à désigner les personnalités
qui représenteraient les régions anglophones à cette occasion. Prévue
l'année dernière, elle n'a jamais pu se tenir. Contacté par Sputnik,
Élie Smith, porte-parole de la conférence précise: «Nous avons voulu que
le gouvernement nous donne une autorisation écrite afin que la
manifestation bénéficie d'un encadrement sécuritaire, Buéa étant plongé
dans l'insécurité depuis le début de cette crise. Le gouvernement n'a
plus le contrôle absolu dans ces régions.» Une autorisation écrite que
les organisateurs n'ont jamais obtenue, ce qui ne les a pas freinés.
«Le projet est toujours en cours. Nous avons
décidé d'effectuer des consultations pour avoir l'avis de nos
compatriotes. Dans cette initiative, nous donnons la parole autant aux
francophones qu'aux anglophones. Nous avons consulté des Camerounais
(des deux langues) de la diaspora de l'Amérique du Nord et de l'Europe.
Nous irons vers les partis politiques représentés à l'Assemblée
nationale et la société civile.
Nous avons été taxés de radicalisme, et d'aucuns stipulent que notre objectif quand nous organisons cette assise, c'est de déclarer notre indépendance. C'est archifaux. Nous voulons leur montrer que c'est un problème anglophone, qui émane de l'infidélité fondamentale qui a créé le Cameroun moderne en 1961.» Poursuit Élie Smith.
Nous avons été taxés de radicalisme, et d'aucuns stipulent que notre objectif quand nous organisons cette assise, c'est de déclarer notre indépendance. C'est archifaux. Nous voulons leur montrer que c'est un problème anglophone, qui émane de l'infidélité fondamentale qui a créé le Cameroun moderne en 1961.» Poursuit Élie Smith.
Pour
favoriser la tenue de cette conférence en présence de tous, les leaders
religieux avaient demandé à Yaoundé la libération des anglophones
détenus dans le cadre de la crise et la facilitation du retour des
exilés et des réfugiés. Ils appelaient également les séparatistes armés
et les forces de l'ordre camerounaises à cesser les hostilités. Le
porte-parole du gouvernement de Yaoundé ne s'était pas montré favorable à
l'annonce des préalables posés par le prélat, notamment l'idée de
libérer tous les prisonniers et celle de devoir traiter d'égal à égal
avec les séparatistes.
«S'il semble cependant inapproprié de traiter
sur le même pied d'égalité les représentants de l'État (à qui revient
l'obligation de garantir et de maintenir la paix et la sécurité, et qui
jouit du privilège de la violence légitime ou légitimée) et des
miliciens séparatistes (qui n'ont que la légitimité de leurs armes pour
revendiquer une place autour de la table), comme le fait sans gêne
aucune Human Rights Watch, il faut néanmoins souligner qu'il n'est pas
possible d'envisager un retour de la paix dans les régions secouées par
cette violence sans une négociation permettant de prendre en compte
toutes les sensibilités en équation et tous les intérêts en jeu»,
estime le politologue Richard Makon, avant de poursuivre:
«Nous avons toutefois la faiblesse de penser
que "la guerre finit toujours et obligatoirement là où elle n'aurait
jamais dû commencer, autour d'une table". Quelle que soit la formule
adoptée, avec ou sans médiations internes (par des autorités morales de
nationalité camerounaise) et/ou étrangères (des personnalités morales
africaines ou étrangères, des institutions dédiées, africaines ou
étrangères), cette négociation (ou quel que soit le nom qu'on lui donne)
constitue une condition capitale pour le retour à la paix et un
impératif déterminant pour une paix et une sécurité durables dans cette
partie du pays.»
Entre les solutions proposées par les autorités gouvernementales et
les initiatives non abouties de la société civile, bien des observateurs
prêchent également pour une prise en compte, par le gouvernement de
Yaoundé de toutes les parties prenantes.
«Qu'il [le gouvernement, ndlr] cesse d'être
arrogant, qu'il cesse de fabriquer sa propre conception des choses;
qu'il voit les choses en face! Il doit savoir qu'il y a un problème dont
la cause est le non-respect de la constitution de 1961 et qu'il ait
aussi le courage de réunir les Camerounais et les acteurs politiques qui
sont à l'origine ou qui sont en train de mener cette opération, pour
discuter de ce problème. Voilà pourquoi nous avons décidé dans le "All
Anglophone Conference" de rencontrer les indépendantistes, de discuter
avec eux et de comprendre leurs propositions», martèle Élie Smith.
Malgré ces sons de cloche discordants entre différentes parties, le pouvoir de Yaoundé tente de rassurer:
«Le Gouvernement continuera d'œuvrer de façon
résolue et déterminée pour un retour définitif à la paix dans les
régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, tout en faisant valoir les vertus
du dialogue, de la tolérance et du pardon, comme en témoignent, du
reste, les multiples mesures d'apaisement, d'absolution et d'implication
directe des populations dans la gestion des affaires les concernant», a
conclu le porte-parole du gouvernement lors de son point de presse du 2
avril.
Depuis
plus de deux ans, la crise sociopolitique qui secoue le Nord-Ouest et
le Sud-Ouest, les deux régions anglophones du pays (qui représentent
environ 20% de la population), s'est transformée en un affrontement armé
entre forces de défense et de sécurité camerounaises et militants
séparatistes. Les tensions avaient commencé par des grèves d'enseignants
et avocats anglophones. Les séparatistes anglophones ont choisi le 1er
octobre 2017, jour de la réunification officielle des parties anglophone
et francophone du Cameroun, en 1961, pour proclamer unilatéralement
leur indépendance. La crise s'est alors transformée en conflit armé
faisant des centaines de morts. L'Onu compte 30 000 réfugiés anglophones
au Nigeria et 437 000 personnes déplacées à l'intérieur du Cameroun.
Par sputnik